Alanis Obomsawin : une histoire amérindienne de l’Amérique au MoMA PS1

Alanis Obomsawin : une histoire amérindienne de l’Amérique au MoMA PS1
Détail de la pochette de l'album "Bush Lady" d'Alanis Obomsawin
À voir

Elle fut mannequin, chanteuse, conteuse et elle est toujours réalisatrice. Aujourd’hui âgée de 92 ans, cette artiste canadienne de la nation abénakise qui a grandi au Québec se voit célébrée par une exposition itinérante. Après un lancement en Allemagne suivi de plusieurs étapes au Canada, The Children Have to Hear Another Story, installation au titre éloquent, prend ses ultimes quartiers au MoMA PS1, à New York, jusqu’au 25 août.

C’est une autre histoire de l’Amérique du Nord, en particulier du Québec et du Canada, qu’Alanis Obomsawin raconte depuis plus de six décennies. Il s’agit d’une histoire coloniale et postcoloniale, qui n’est pas tout à fait sans concerner la France et son héritage nord-américain. L’artiste parle d’ailleurs le français, qu’elle a appris dans la douleur à l’école, lorsqu’elle s’est installée avec sa mère à Trois-Rivières, sa toute première résidence hors d’une réserve amérindienne. À 10 ans, la petite fille aux cheveux noirs, qui ne maîtrise alors que la langue abénakise, vit l’expérience de l’isolement, du rejet et du racisme. Des années plus tard, le succès venu, elle en témoignera à la télévision : « On m’appelle princesse, mais on m’appelait sauvagesse ». L’émission qui porte cette réplique est d’ailleurs visible dans l’exposition qui rappelle, dès son titre (en français : « les enfants doivent entendre une autre histoire »), que l’ancienne écolière malmenée a toujours, avant tout, fait œuvre d’éducation. Une vocation particulièrement soulignée au MoMA PS1, l’antenne du Museum of Modern Art située dans une ancienne école de l’arrondissement de Queens.

Si le nom d’Alanis Obomsawin n’est pas totalement inconnu en Europe, c’est notamment parce que Bush Lady, son unique album sorti en 1988, s’est vu réédité en 2018, à la faveur d’une redécouverte du folk qui a permis de révéler quelques chanteurs longtemps restés confidentiels. Cependant, s’il est un véhicule assez commode pour faire connaître Alanis Obomsawin, son disque ne représente qu’une fraction de son travail, qui n’a finalement pas grand-chose à voir avec le folk des hippies et des poètes à guitare. C’est ce que permet de constater l’exposition, dans laquelle résonne notamment la déchirante chanson « Bush Lady, Pt. 1 ». Obomsawin y conte l’histoire d’une jeune Indienne séduite par un blanc, puis renvoyée vers sa tribu lorsqu’elle tombe enceinte. L’enfant blond, rejeté par ladite tribu, se verra pris en charge par les institutions du pays. Une histoire d’arrachements multiples, vertigineuse et tristement ordinaire, qui se trouve au carrefour de tous les thèmes sur lesquels l’artiste a travaillé : l’enfance, la maternité, la transmission et l’affirmation des singularités et droits tribaux.

 

Un cinéma de transmission et de combat

L’œuvre d’Obomsawin se voit mise en valeur alors que l’Amérique du Nord, à commencer par le Canada, sort éprouvée par plusieurs décennies de révélations autour des pensionnats autochtones, un stupéfiant système d’enlèvements, d’adoptions forcées et de maltraitances infantiles. Si l’affaire est peu connue en France, elle résonne fortement outre-Atlantique, où le sort des enfants autochtones a longtemps laissé les autres populations indifférentes. C’est fort de cette prise de conscience que le public appréhende désormais le travail de la cinéaste qui, dès son film Mère de tant d’enfants (1977), n’a cessé de promouvoir le droit des femmes amérindiennes à éduquer et transmettre leur culture aux nouvelles générations. Cette « autre histoire » que les enfants doivent entendre, c’est en fait la leur, c’est tout l’héritage de leurs ancêtres, leurs rites, leur cosmogonie, tout un rapport au monde.

Mais « l’autre histoire », c’est aussi celle des actions en cours. Il s’agit alors de mettre en valeur certains combats particulièrement âpres, comme la crise d’Oka, documentée dans le film Kanehsatake, 270 ans de résistance (1993), présenté en intégralité dans l’installation. En 1990, dans la localité d’Oka, des Mohawks tentent de protéger une terre ancestrale, notamment un cimetière, face à un projet d’urbanisation. La crise qui agite les environs de Montréal fait alors deux morts, un policier et un manifestant Mohawk. Autre film mis à l’honneur, Les Événements de Restigouche (1984) aborde une double rafle parmi les pêcheurs Micmacs, dont les autorités québécoises entendent restreindre l’activité. « Je ne prêcherai pas pour la violence et je la hais, mais dès qu’il y a une lueur d’espoir, elle est anéantie », soupire un jour la cinéaste, qui a peut-être puisé dans ce constat l’énergie nécessaire pour réaliser 65 films. Ce n’est d’ailleurs pas fini, puisqu’elle tourne encore à 92 ans.

 

Une histoire solitaire

Si les Canadiens évoquent volontiers la cohabitation des anglophones et des francophones comme celle de « deux solitudes », toujours en oublient-ils une troisième, l’autochtone, la plus en souffrance. C’est ce que toute l’œuvre et toute la vie d’Alanis Obomsawin tentent de leur rappeler. L’artiste, qui est née dans le New Hampshire et qui a grandi au Québec, est en fait restée au cœur de ce que fut l’immense territoire de ses ancêtres Abénakis, qui s’étendait, avant l’arrivée des Européens, sur d’importantes parties des futures Nouvelle-Angleterre et Nouvelle-France. Vivant à la fois dans le monde blanc et dans le monde des « premières nations », tel qu’on les nomme aujourd’hui, Obomsawin affirmait en 1964 sur Radio-Canada : « N’essayez pas de me faire dire autre chose, je suis une Indienne, c’est tout », avant d’ajouter : » L’histoire du Canada, nous autres aussi, on en a une, et c’est pas la même que la vôtre ».

En ce printemps 2025, l’étape états-unienne de l’exposition Alanis Obomsawin débute dans un climat politique tendu, et met en avant une communauté amérindienne plus nombreuse, mais trois fois plus diluée qu’au Canada. C’est dans ce contexte difficile que la parole singulière d’Obomsawin tente de résonner dans le melting-pot new-yorkais. Elle peut, cependant, profiter de la résonance internationale offerte par l’institution MoMA et toucher un large public, au-delà des connaisseurs du monde amérindien, de quelques amateurs de folk et de cinéma documentaire. Ainsi une nouvelle génération peut-elle se laisser surprendre par la patience, la douceur et le caractère affirmé d’une artiste qui a mis en lumière sept décennies de combats des peuples autochtones et qui travaille encore à rendre leur histoire un peu moins solitaire.