Au musée des Beaux-Arts de Dijon se trouve une étrange Olympia.
L’œuvre de Félix Trutat (1824-1848), nommée La Bacchante (1845), mais aussi Repos et désir pour une exposition quasi privée à Rouen ou encore La Femme nue lors de son entrée au Louvre, est étonnante. La toile représente une femme dénudée, allongée sur un lit recouvert d’une peau de tigre. Elle regarde le spectateur tandis qu’à la fenêtre un homme, dont seule l’immense tête apparaît, la fixe. Dissimulé par l’obscurité, il semble absorbé dans la contemplation de son sexe caché par un tissu dont les plis en reproduisent la forme. La femme, quant à elle, est peinte avec réalisme. Ses yeux sont cernés et une tache sous les aisselles suggère sa pilosité ; elle semble triste et le teint de sa peau évoque la maladie.
Le cartel nous dit que le modèle était probablement une femme aux mœurs légères. Elle était peut-être aussi, sans que ce soit contradictoire, une amie du peintre, jeune Dijonnais talentueux, déjà remarqué à l’école des Beaux-Arts de la ville. Grâce à une bourse du Conseil général de Côte d’Or, il rejoignit Paris et fréquenta l’atelier de Léon Cognier. Après avoir beaucoup travaillé, selon la tradition, à la reproduction des œuvres du Louvre, Trutat réalisa La Bacchante. Satisfait de son œuvre, il l’offrit au musée de ses bienfaiteurs mais ceux-ci la refusèrent. La Bacchante de Trutat, comme l’Olympia de Manet vingt ans plus tard, provoqua un scandale. Les bourgeois de la ville la jugèrent indécente bien que, dans sa première version, la tête de l’homme ne figurait probablement pas encore.
L’indignation pourrait être attribuée au sujet de l’œuvre mais, d’après l’historienne de l’art Sara Vitacca, la figure de la bacchante faisait partie de l’air du temps dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mise à l’honneur par la littérature, la musique et les arts plastiques, la prêtresse de Bacchus sert de prétexte à la peinture de femmes en recherche de volupté. Si La Bacchante de Trutat peut choquer, c’est que, ne possédant pas les attributs d’une déesse, elle n’a pas non plus ceux d’une bacchante. Traitée avec précision mais sans sensualité, son éventuel lien à Bacchus se limite à la présence d’un thyrse horizontal suivant le bord du tableau et l’existence suggérée de son sexe. Si la toile de Trutat est perturbante, c’est peut-être qu’à l’image d’Olympia elle renvoie à une scène privée où une femme banale, et non un personnage de la mythologie romaine, apparaît nue. C’est une femme dans sa concrétude et non un être fictif qui est montrée ici.
L’indignation suscitée pourrait être aussi attribuée, comme l’a mis au jour Foucault en analysant Olympia, par les innovations plastiques de Trutat. Il expose en effet sa Bacchante au regard de tous. L’éclairage délibérément frontal de la femme transforme malgré lui le spectateur en voyeur et ne lui laisse aucune échappatoire. S’appuyant sur la Vénus d’Urbino du Titien, le philosophe montre que la déesse, éclairée par une lumière interne au tableau, laisse au regardeur la possibilité de penser qu’il a commis une indiscrétion. Il peut, par exemple, s’imaginer avoir surpris un moment intime qui ne lui est pas destiné. S’il se sent impoli, il peut alors fuir en portant son regard sur la deuxième partie de la scène qui, grâce à la perspective, ouvre l’espace.
Bien que la composition de Trutat soit sans doute inspirée de La femme endormie de Dirck de Quade van Ravesteyn, déjà détenue par le musée de Dijon du temps de son passage aux Beaux-Arts, l’artiste a privilégié une structuration de l’espace plus rigide rappelant la Vénus d’Urbino. Cependant, comme Manet dans la réalisation de son Olympia, il a opéré des transformations plus fondamentales qui placent le regardeur face à une réalité incontournable. La chair de la jeune femme est cernée par un faisceau lumineux captant le regard et la deuxième partie du tableau n’offre aucune possibilité de fuite. Dans la toile de Trutat, le lit touche le mur de la fenêtre. De plus, dans la réalisation aujourd’hui exposée, le voyeur représenté dans sa démesure ferme toute issue et renvoie au regardeur son immoralité en en faisant son double.
L’esclandre s’explique donc, mais la déception du peintre, à la hauteur de celle ressentie par Manet lors du scandale d’Olympia, laisse penser que le peintre était fier de partager ses innovations picturales. Il est probable que Trutat avait parachevé, par cette œuvre, sa recherche sur la lumière commencée dès sa formation aux Beaux-Arts de Dijon et inauguré un travail sur la perspective. Suffisamment aguerri pour être capable de reproduire le tableau de Dirck de Quade van Ravesteyn, Trutat a préféré rendre hommage à son prédécesseur. Avec La Bacchante, il a donc proposé une représentation peu conventionnelle d’une femme de son temps, comme Manet, quasi de la même génération, le fera pour Olympia.
Trutat, mort prématurément, pauvre, solitaire, instruit par sa seule pratique artistique, a donc, à un moment particulier de l’histoire de l’art, en bousculant certaines des règles entérinées par l’Académie, participé « aux commencements relatifs » selon l’expression de Foucault, du modernisme.