À partir de dimanche, la galerie Bernard Jordan présentera une nouvelle exposition du peintre Alain Sicard. Intitulé « Plié en deux », ce solo show d’une petite vingtaine d’œuvres effectuées sur papiers de 2022 à 2024, se tiendra jusqu’au 12 avril. Il nous donne l’occasion de publier un écrit inédit que l’artiste nous avait confié l’été dernier.
Fertilité
…Gérard Gasiorowski cesse ces fictions et « revient » à la peinture en 1983, en rendant hommage aux peintres qu’il admire dans des œuvres sérielles ou de grandes dimensions qui constituent des offrandes au « fleuve peinture » mais aussi à des œuvres non picturales qui portent, pour Gasiorowski, le mystère de l’art : Lascaux, Mouk’i, Takanobu Foujiwara, Bruegel l’Ancien, Rembrandt, Chardin, Manet, Cézanne… Ce qui l’amènera à son œuvre ultime, Fertilité (1986) où Gasiorowski sent qu’il peut, enfin, peindre, libéré du poids de l’histoire. Malheureusement, il meurt l’année même de manière accidentelle.
Éric Suchère, notice de l’œuvre « Construction, ouvrage, voie », site internet du Frac Auvergne
« Fertilité » fait partie des œuvres qui m’auront marqué dans cette fin du XXe siècle. Pas nécessairement pour la peinture elle-même mais plutôt pour la façon dont l’œuvre advient au soir d’un parcours artistique complexe et dense.
C’est la dimension rédemptrice et surtout libératoire que je retiens.
Finir par Peindre quand même !
Comme si l’artiste en avait été empêché, se l’était interdit, malgré l’existence de nombreuses toiles à son catalogue.
« Fertilité » était une sorte d’acmé de la pensée de Gasiorowski et de sa pratique de la peinture.
Pendant très longtemps, j’ai pratiqué la peinture en étant guidé par une technique de travail très méthodique et aliénante.
Sur une feuille de papier lisse, dont le format était défini au préalable, j’étalais uniformément un liant liquide. Dans le frais de celui-ci, j’exécutais en quelques minutes une première peinture. Une sorte de tour de chauffe qui, la plupart du temps, se révélait insatisfaisant. Je réhumidifiais alors la surface de mon papier, détruisais cette première étape par plusieurs passages de rouleau à peindre, et démarrais, sur la même feuille, une deuxième peinture. En s’amalgamant, elle se nourrissait des couleurs de la première étape. Ainsi, ma séance de travail ressemblait à une succession de réalisations/destructions de peintures, en un nombre d’étapes que mon insatisfaction seule prolongeait. Lorsque je pensais « tenir » quelque chose, la feuille était couchée à plat sur la table. Cette décision était irrévocable car, une fois sèche, je ne pouvais apporter aucune modification, aucun repentir. Au terme de la séance, en examinant l’œuvre terminée, j’étais habité par plusieurs sentiments concomitants : le regret de ne pas avoir produit d’autres étapes supplémentaires, le remords de ne pas m’être arrêté à l’étape précédente qui me semblait bien meilleure, ou la satisfaction, bien qu’incertaine, du résultat arrivé au juste moment.
Ce processus m’est souvent apparu comme manquant de détermination. Cela correspondait au refus de faire confiance au premier jet. Quand aurais-je la force de peindre sans les hésitations, les regrets, les remords, les renoncements ?
Je me rêvais dans la réalisation d’un geste unique, à l’orientale, pensé, exécuté dans son unicité, interdisant toutes alternatives.
Les premières tentatives ont eu lieu à partir de 2020. Pas en un coup mais progressivement, sur certains formats. On ne se débarrasse pas ainsi si vite ou si facilement d’années de pratique. Une forme de maturité picturale, une confiance dans mon geste, ma main sont advenues. Cette technique de travail ancienne ne sera pas forcément abandonnée, mais la conscience que je peux faire sans représente une avancée déjà très significative.
Je sens que, modestement, ma « Fertilité » n’est pas loin.
J’espère vivre suffisamment longtemps pour en jouir !
Alain Sicard, Paris, juin 2024
