Dans le cadre de la semaine de la poésie, du 21 au 31 mars 2025, Art Critique donne carte blanche à Barbara Polla, fondatrice d’une galerie-librairie en Suisse, d’exclusives Nuits de la Poésie, et co-organisatrice des soirées poétiques Équinoxe de nos confinements passés. Pour cette première édition par voie de presse, elle propose des écrits d’une sélection de dix créateurs, artistes et poètes dont elle accompagne le travail. En ce deuxième jour, elle nous fait découvrir « Celle qui vibre » de Taïla Onraedt.
CELLE QUI VIBRE
C’est que je vibre
je vous assure c’est troublant
je vibre tout le temps
Ce n’est pas dans ma tête
je vous le jure
c’est physique
vous comprenez ?
C’est mon corps qui vibre tout entier
vous le voyez n’est-ce pas ?
Vous le voyez ?
C’est la peur je crois
je crois que c’est de la peur,
sinon qu’est-ce que cela pourrait être ?
C’est troublant,
me voilà terriblement troublée tiens,
C’est étonnant
Moi qui ai toujours dissimulé
ça y est c’est terminé
maintenant je me sens obligée
maintenant je me sens dévisagée
vous voyez ?
Nue
Vous me voyez nue.
C’est vrai ?
Me voyez-vous nue ?
Parce que moi ça y est
j’ai la sensation que plus jamais
un vêtement ne pourra me recouvrir
C’est terrible vous savez ?
Après tant d’années
après tant d’années à s’être camouflée
Soudainement je ne me reconnais plus
Je regarde vers le bas
et je me vois – nue
Alors tout vibre et tout s’étend
et parfois même je pleure contre le vent
il y’a des matins comme ça où je sens.
Je sens.
Vous arrive t’il à vous de sentir ?
Et quand je dis sentir,
je parle de sensations
pas seulement de sentir une tarte au chocolat
ou le gaz qui s’échappe de la gazinière non non
Je sens que je vis.
Vous arrive t’il cela à vous aussi ?
C’est terriblement effrayant.
J’ai 34 ans et c’est comme si
mon corps n’avait plus rien à cacher au monde
qu’il ne le craint plus
qu’il s’y expose
On pourrait dire que c’est comme un sentiment de l’âme
je veux dire je veux dire
Comme si l’âme enfin s’était décidée à parler
Je ne sais pas bien ce que c’est que ce mot
L’Âme
mais je dois dire que j’aime bien l’utiliser
Quel tourment
je ne sais presque plus tenir une tasse de thé dans ma main droite
vous vous rendez compte ?
elle tremble tant que je me brûle de mes tourments
c’est que j’ai dû les écraser
y a bien longtemps maintenant
Mes tourments
C’est effrayant je le sais c’est effrayant
mais je ne vois que ça
je ne vois que ça
Ça ne peut être que le résultat d’une longue soumission à l’oubli n’est-ce pas ?
C’est que je dois l’avouer
Je l’ai souvent cultivé moi
L’oubli
À force de ne pas comprendre
J’ai pris peur et j’ai failli
À force de ne pas comprendre
les hommes et les femmes
comment ils fonctionnent les hommes et les femmes
comment ils fonctionnent
ne pas le comprendre
et puis ne pas l’admettre
puis restée là alors
prostrée
C’est terrible de ne pas comprendre
je suppose que vous le savez n’est-ce pas
vous le savez ?
C’est terriblement inconfortable.
C’est d’une ingrate inconfortabilité
Cela pourrait être un nom de symptôme très sérieux
« Je suis atteinte du syndrome de “L’ingrate inconfortabilité“ »
C’est ça. Je ne suis pas sûre de comprendre les mots que j’utilise parfois
Par exemple je ne comprends pas, je ne comprends pas le mot
DIFFERENCE
Et je déteste le mot – COMPARAISON – je le déteste
Détester c’est autre chose
mais Détester est un mot que j’aime plutôt bien à vrai dire, ces temps-ci
Je me dis
qu’il est peut-être important
de savoir détester
parfois
un instant
Pour dire et reconnaître
et avouer de reconnaître
toutes ces choses que je ne peux point avaler
Les images et la publicité et les courbes de l’argent qui ont du pouvoir et les glaces qui fondent au nord et la cruauté et la méchanceté des puissants et le sang qui coule et le vieux et l’enfant, sur un matelas dans la rue, à tenter de participer désespérés au jeu, au grand jeu, des êtres vivants.
Alors je reviens à ma blessure
Vous savez celle-là ?
Ma blessure à moi
la blessure parentale on l’appelle
la blessure qui fait mal
toute une vie
C’est celle qui est dans chaque enfant
et dans chaque vieillard
c’est pareil
C’est celle qui nous rappelle à l’essence
Celle qui nous crie que rien d’autre de valable ne coule en nous
Que de la lumière, des larmes et du sang
et insiste sur le mot « tourment »
Alors moi c’est dans le silence que je la sens
et je vibre dans les méandres et les torrents
et je la sens et je la sens
C’est loin de ma tête qu’elle agit
proche de mon cœur
C’est par mes yeux qu’elle vit
et dans mon sein qu’elle meurt
Là dans le vide
dans le rien
elle vibre à travers moi
comme un frisson, un émoi
Et je jure c’est dans un souffle qu’elle me l’a dit
un souffle comme celui-ci
que l’on souffle que l’on souffle à celle qui gît
elle m’a dit ;
Reste avec moi
Je prendrai soin de toi jusque dans l’au-delà
Et je te regarderai trembler sans te demander de résister
tu seras reine, comme cette feuille qui vibre tu vois ?
Pleure, je récolterai tes larmes et les ferai briller
Saigne et je te panserai.
Laisse la chaleur de ton cœur faire fondre ce qui te glace,
c’est avec émoi que ton cœur il bat, parce qu’il bat ton cœur n’est-ce pas ?
Il bat.
C’est celle qui vibre, toujours
qui fera avancer tes pas.
Taïla Onraedt a bravé de multiples scènes depuis sa sortie de l’IAD, en jouant Sally Bowles dans Cabaret (Théâtre le Public) ou Ophélie dans Hamlet (Les gens de bonne compagnie). Sur scène, elle explore aussi le chant et le dessin, notamment dans son spectacle J’ai décidé d’arrêter d’aimer, accompagnée par son père à la batterie. Elle y dépeint en texte, en chant et en dessin, sa vie amoureuse et son histoire familiale. Celle qui vibre est extrait du spectacle solo C’est terriblement effrayant d’être vivant (2020). Aujourd’hui, Taïla Onraedt écrit de la poésie, toujours et encore ~ « c’est un de mes grands nécessaire, et j’aime ça à un point fou. »