Dans le cadre de la semaine de la poésie, du 21 au 31 mars 2025, Art Critique donne carte blanche à Barbara Polla, fondatrice d’une galerie-librairie en Suisse, d’exclusives Nuits de la Poésie, et co-organisatrice des soirées poétiques Équinoxe de nos confinements passés. Pour cette première édition par voie de presse, elle propose des écrits d’une sélection de dix créateurs, artistes et poètes dont elle accompagne le travail. En ce premier jour elle nous fait découvrir « Stéganographie » de Fabrice Melquiot.
Stéganographie
Quand j’ai dit, sous ta hache et ton magnétophone, au nœud de ta langue, à la volée
Quand j’ai dit, dans les matrices de violence de tes mains contredites par une phrase laide comme une imitation
Quand j’ai dit : non à la sensibilité
Non à la douceur du simple épi de blé planté dans mon cou de dindon
Quand j’ai dit : non à la poignée de promesses lâchée dans la gamelle de fer blanc du dernier chien auquel s’identifier
Quand j’ai dit : cette conversation en restera là
Mais nous serons vivants, je te le promets
Comme les lames après le feu
Se consolent avec le sang
Je disais autre chose
Quand j’ai fouraillé mon âme pour en défaire les coutures
Et regagner le nu, la pauvre condition de la dent arrachée, la transparence du linge trop porté
Quand j’ai craché nos fictions sur le trottoir, sans me retourner, ni prier le ciel et ses veines de vapeur
Quand j’ai déraciné l’arbre de Judas, mettant le monde à terre, de mon plein gré, tout en minuscules
– Le secret, le menti, le refusé, les manques soufferts –
Les satellites photographiaient de loin les pétales secs sur mes doigts
Nos passions animales nourrissaient de larves le compost au pied de nos cloisons redevenues cloisons
C’était d’un chagrin, tout ça
L’enfance n’avait pas eu lieu
Le rêve non plus – avoue que tu l’as vu – couinant dans son trou de cave, car nous avions pris les armes, eh oui
Quand je riais de tes joues voilées d’eau polluée
Quand tu débitais le langage commun
Quand j’enfonçais le clou dans ta paume, dans l’arrière-cour vide
Je faisais autre chose
Quand je suis sorti sous une pluie d’homicides, en direction du musée
J’étais l’ombre invoquée par les phares dans l’obscurité des chambres
J’étais la plaque photographique, j’étais le temps complice de tous les gestes
J’étais l’œuvre d’un peintre approximatif
J’étais le repentir sous la lampe de ton œil
J’étais le quignon de pain dans la nature morte
Un reste, un reliquat
Une erreur
Je passais de salle en salle, la semelle crissant sur notre cimetière,
J’étais ce gardien parkinsonien qu’on va licencier
Je tremblais de peur, de faim, de froid, de pleurs et de tout ce que je n’avais pas su sauver
J’étais autre chose
L’art est une formation de longue date aux choses cachées
J’ai écrit ça au marqueur sur un mur dans les chiottes du musée
Puis j’ai cherché le sens
Du miroir
Comme on cherche celui d’un poème ou d’un tableau
J’ai trouvé autre chose
Fabrice Melquiot est écrivain, parolier, traducteur, metteur en scène et performeur. Il a publié plus de quatre-vingts pièces de théâtre, des romans graphiques et des recueils de poésie. Ses textes sont traduits dans une douzaine de langues et régulièrement représentés ou mis en ondes par France Culture.
Fabrice Melquiot a dirigé de 2012 à 2021 le Théâtre Am Stram Gram de Genève. Il est directeur artistique de Cosmogama, atelier de création de formes artistiques pluridisciplinaires.
Son premier roman, Écouter les sirènes, publié en 2024 chez Actes Sud, a reçu le Prix Transfuge du Premier Roman.