Équinoxe 2025 : Rachel Labastie

Équinoxe 2025 : Rachel Labastie
© Orianne Castel, 2021
À voir

Dans le cadre de la semaine de la poésie, du  21  au  31  mars  2025,  Art  Critique  donne  carte  blanche  à  Barbara  Polla, fondatrice d’une galerie-librairie en Suisse, d’exclusives Nuits de la Poésie, et co-organisatrice des soirées poétiques Équinoxe de nos confinements passés. Pour cette première édition par voie de presse, elle propose des écrits d’une sélection de dix créateurs, artistes et poètes dont elle accompagne le travail. En ce dixième jour, elle nous fait découvrir « Invisibles Fondations » de Rachel Labastie.

INVISIBLES FONDATIONS

 

Il était une fois, aux confins du temps,
deux sœurs jumelles nées d’un murmure ancien :

Paix et Bienveillance.
Elles naquirent d’un souffle porté par les premiers hommes,
dans la langue oubliée du vent et des racines.

Paix rêvait d’un monde apaisé.
Née du verbe « fixer, stabiliser », elle savait que, sans ancrage,
l’âme et la terre tremblaient sous les pas des guerriers.
Alors qu’elle n’était qu’un simple écho, son nom se grava
sur les pierres des traités et dans les accords des anciens rois.
Elle devint Pax sous le soleil romain, Pace sur les collines d’Italie,
Paz au-delà des mers espagnoles
et Peace lorsqu’elle traversa la brume anglaise.

Mais Paix était fragile, souvent chassée par le fracas des épées.
Elle voyageait sans cesse.
Elle cherchait un refuge où reposer son nom.
Elle s’épanouissait dans les chants des poètes,
dans les prières des mères et le silence des temples
mais elle savait qu’elle ne pouvait exister seule.

C’est alors que Bienveillance, sa sœur errante, la rejoignit.
Elle était le souffle du cœur, née du désir secret des hommes
de vouloir du bien aux autres.
Son nom était murmuré par les sages,
sculpté dans les écoles philosophiques,
chuchoté dans les temples aux lampes vacillantes.
Elle devint Benevolentia chez les Latins, Benevolenza en Italie, Bénévolence au pays des penseurs et des philosophes.

 

Puis de plus en plus on oublia de l’invoquer,
la confondant avec la faiblesse.

Un jour sous les doigts d’une poétesse,
Paix et Bienveillance se retrouvèrent enfin.
L’une sans l’autre était incomplète. Elles comprirent que la paix
ne peut durer sans la bienveillance, et que la bienveillance
est vaine sans la paix pour l’accueillir.

Depuis, elles parcourent le monde, invisibles mais présentes,
cachées dans les gestes tendres, les mains qui se tendent
et les regards qui se comprennent. On les croit parfois perdues, pourtant elles veillent, prêtes à renaître
au creux d’une parole sincère ou d’un silence habité d’amour.

Elles se glissent ainsi dans les mains des bâtisseurs,
dans l’élan des poètes, dans le souffle des architectes
invisibles du monde. Comme des clous de fondation
scellés dans les pierres des premiers temples,
elles ancrent ce qui sans elles s’effondrerait.

Poètes, architectes dont les mots sont les briques
d’un temple intangible, héros, passeurs qui œuvrent
à édifier des contre-forces face à la brutalité du monde.
Ils ont construit, ils construisent encore.
Ils restaureront pour toujours ce sanctuaire.

Réparateurs, aidants, dont les gestes et les soins
sont le ciment fragile de nos civilisations,
ils bâtissent de frêles mais indispensables remparts
à l’inhumanité. Ils ont construit, ils construisent encore.
Ils restaureront pour toujours ces citadelles.

Enchanteurs, musiciens, dont l’agencement des sons
dans l’espace et le temps crée le mortier des sociétés humaines.
Ils composent de primordiales et éphémères murailles
qui absorbent et recomposent l’assourdissant chaos du monde.
Ils ont construit, ils construisent encore.
Ils restaureront pour toujours ces bastions.

Voyageurs, artistes, catalyseurs des expressions, de la sensibilité,
des émotions et des imaginaires humains, ils révèlent en nous
des chemins de traverse, des passages et des trouées
qui nous permettent d’échapper aux voies toutes tracées.
Ils ont construit, ils construisent encore.
Ils restaureront pour toujours ces portes.

Aventuriers, chercheurs, dont l’instinct, la curiosité et la rigueur
font l’ossature de la pensée humaine. Ils érigent des beffrois
qui nous élèvent au-dessus de l’obscurantisme
et des pensées figées. Ils ont construit, ils construisent encore.
Ils restaureront pour toujours ces abris.

Comme les clous de fondation enfouis sous les pierres,
invisibles, indispensables, Paix et Bienveillance
veillent dans ces œuvres, ces gestes, ces voix.
Elles sont le socle sur lequel tout peut s’élever
et se reconstruire encore et encore.

 

Rachel Labastie est artiste, sculptrice, performeuse et poète.
Elle rend hommage, par ses œuvres, aux femmes et aux hommes qui ont souffert et lutté, au fil des siècles, aux artisans, aux nomades, aux Yéniches dont le sang coule dans ses veines. Elle a ainsi créé des médaillons en porcelaine de femmes déportées et sculpte aujourd’hui une série de ces clous de fondation dont elle parle dans son poème. Elle est constamment à la recherche de la beauté dans la matière même du monde. Et de la paix.