Pop Forever, Tom Wesselmann &…

Pop Forever, Tom Wesselmann &…
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Après les belles rétrospectives Joan Mitchell, Mark Rothko et Ellsworth Kelly, l’exposition que présente la Fondation Louis Vuitton du 17 octobre 2024 au 24 février 2025 est riche de 150 œuvres de Tom Wesselmann et, nous dit le communiqué de presse, de « 70 œuvres de 35 artistes de générations et de nationalités différentes qui partagent une sensibilité “Pop” » depuis le dadaïsme des années 1920 jusqu’à nos jours. Elle porte un titre difficilement lisible, « Pop Forever, Tom Wesselmann &… », qui trahit l’hybridité ou la confusion du projet affiché : « débord[er] le cadre d’une simple rétrospective », « offrir des perspectives passionnantes sur le Pop Art au passé, au présent et même au futur ».

Mais, que peut bien signifier « Pop Forever » ? Qu’est-ce que le Pop Art du futur ? Et peut-on vraiment parler d’une « sensibilité “Pop” » du dadaïsme, ou bien, plus raisonnablement et à l’inverse, d’une certaine sensibilité dadaïste du Pop Art ? Que dire, par ailleurs, s’il y a quelque chose à en dire, de cette esperluète finale escortée de ses énigmatiques points de suspension censés, on l’imagine, renvoyer à une forme d’éternité pop ? Et puis, quelle est la place de Tom Wesselmann, quel rôle lui fait-on jouer au milieu de tout cela, coincé comme dans un sandwich géant entre « Pop Forever » et « &… » ? Pourquoi lui spécifiquement ? Pourquoi pas Warhol, Lichtenstein, Rosenquist, Oldenburg, Indiana ou tout autre artiste réputé pop ? Wesselmann semble devenir interchangeable dans la généralité floue du propos. Bref, le titre même de l’exposition, s’il décrit bien le projet des commissaires (Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer), n’est pas sans déclencher une avalanche de perplexités.

Pourtant, tout s’annonce bien pour qui souhaiterait voir une rétrospective Wesselmann. En particulier, l’appui de l’Estate Tom Wesselmann a permis de garantir le nombre, la qualité et la variété des œuvres, études et documents depuis les débuts jusqu’à la fin de la carrière de cet artiste pop qui, comme beaucoup, ne se revendiquait pas comme tel. Resterait à développer un propos. Or c’est là que l’hybridité du projet fait entrave.

Le propos sur la « sensibilité “pop” » dans la longue durée (« Pop Forever &… » ever ?) est d’emblée fragile. Qu’est-ce que la « sensibilité » pop ? S’agit-il de « critiquer » la société de consommation capitaliste, comme nous invitent à le penser les poncifs habituels sur le Pop Art ici repris sans sourciller (et en quoi l’œuvre de Wesselmann illustrerait-elle ce propos ?), ou bien s’agit-il de la sensibilité à l’esthétique des produits de consommation américains d’après-guerre ? Mais alors, comment qualifier de « pop » le « goût » de Duchamp pour les sèche-bouteilles ? Et, s’ils sont fascinés plus ou moins par les mêmes objets, comment comparer la « sensibilité “pop” » des artistes anglais soumis jusque dans les années 50 aux effets du rationnement d’après-guerre et qui voient dans cette esthétique quelque chose d’exotique et futuriste, et celle des artistes américains pour qui toutes ces images et tous ces objets relèvent surtout de la banalité de leur quotidien ?

Le principe de l’exposition consiste à mettre en évidence des continuités, des influences, et procède à un nivellement par ladite « sensibilité “pop” » de tout une variété de productions artistiques, mais le concept est flou, et l’on apprécierait que soit plutôt mise en évidence la rupture aspectuelle radicale introduite par le Pop Art, par exemple en confrontant ses œuvres à celles de ses contemporains expressionnistes abstraits. Confronter à un nu de Wesselmann, une Woman de De Kooning ou une œuvre de Motherwell (Wesselmann les admirait tous deux) mettrait l’accent sur le choc visuel qu’il représente—Wesselmann parlerait d’ « agressivité ». Et certaines œuvres de Larry Rivers, de Mel Ramos ou d’Alex Katz auraient eu plus de pertinence en rapport avec le traitement du nu féminin ou la relecture de tableaux classiques et modernes.

Mais ce qui manque surtout, c’est un propos sur le travail pictural et la poétique-érotique de Wesselmann. Car, les œuvres sont là pour en témoigner, la pratique de Wesselmann évolue et s’appuie sur un goût, notamment, pour Matisse qui s’affirme dans les esquisses exposées à la Fondation. Pratiquant le collage puis la peinture acrylique, il passe à la peinture à l’huile. Pratiquant l’assemblage d’objets réels, il continue de concevoir ses compositions comme picturales. Il adopte le shaped canvas, plutôt associé aux œuvres minimalistes de Stella ou Kelly, et en fait un élément de sa figuration, que ce soit dans des installations immenses figurant sur plusieurs panneaux associés quelques petits objets (bague, rouge à lèvres, lunettes de soleil) grossis hors de proportion (Still Life #60, 1973), ou dans ces shaped canvases qu’on pourrait dire  « négatifs »—les drop-outs—où l’image d’un paysage ou d’un portrait s’inscrit dans une découpe dont la forme dessine la présence négative d’un corps féminin (Self Portrait While Drawing, 1983).

Ce jeu sur la présence/absence du corps féminin est une constante chez Wesselmann. Elle reflète son obsession érotique et incarne son désir de produire une peinture qu’il dit « agressive ». Il faut entendre par là une peinture qui fait effraction, qui sort de son retrait muséal, intellectuel ou abstrait pour venir chercher le spectateur dans son lieu—tout en restant dans son ordre pictural et en évitant de verser dans l’installation ou la sculpture. D’où les très grands formats, d’où les objets réels assemblés (chaises, réfrigérateurs, radiateurs, radios, télévisions, etc.), d’où ces objets fonctionnels en état de marche dans les tableaux (radios, téléviseurs, ventilateurs, téléphones) qui ajoutent le son et l’image mobile à l’œuvre immobile. D’où un grand respect « moderniste » de la planéité. D’où, surtout, tous ces nus lascifs aux zones érogènes surexposées, et pourtant si distants. Dans une salle de bains composée d’éléments réels (rideau, porte, serviette, etc.), la « girlfriend idéale » de Wesselmann est un corps peint sans visage (Bathtub Collage #3, 1963). Les natures mortes dessinent en creux un monde féminin, la possibilité d’un rendez-vous. Présence/absence du fantasme (qui prendra parfois les traits de Mary Tyler Moore). L’érotique de Wesselmann est sa poétique—et inversement. Le tableau est conçu pour creuser cette présence/absence, cette agressivité retenue, cette provocation qui invite le spectateur à explorer et trouver son lieu.

Mettre l’accent sur une « sensibilité “pop” », c’est, comme souvent, réduire le Pop Art à une iconographie, ce qui permet de lui faire dire ce que l’on veut sur le capitalisme ou la société de consommation—dont les artistes pop furent d’abord condamnés comme les thuriféraires… Mais accéder à tant d’œuvres de Wesselmann devrait permettre de s’intéresser à sa démarche de peintre.

On ne peut qu’encourager les amateurs à visiter cette exposition. Les œuvres exposées de Wesselmann valent la visite. Le grand flou du projet d’ensemble devrait stimuler la réflexion critique bien au-delà de ces quelques remarques.