À travers 160 œuvres, sculptures, dessins, peintures et photographies, l’exposition du musée Bourdelle présente les approches, concordantes et divergentes, ainsi que la relation entre les deux maîtres de la sculpture.
La scénographie judicieuse offre une présentation à la fois chronologique et thématique de leurs œuvres croisées. Progressivement, en passant d’un sujet à l’autre, l’exposition nous mène jusqu’à la modernité du XXe siècle, tout en flânant au milieu de Kouros et de masques japonais.
Chez Rodin, la figure d’Adam de 1881 met à l’honneur la nudité musculeuse chère à Michel-Ange, quand Bourdelle sur le même sujet et avec la même référence crée en 1889 un Adam mélancolique, Ignudi athlétique de la chapelle Sixtine. L’une des plus belles pièces de l’exposition résulte de la collaboration des deux artistes : Ève au rocher. Pressée par Rodin, Bourdelle y travaille ponctuellement à partir de 1901 pour restituer la chair et la peau diaphane de la jeune femme. Avec toute leur force, ces trois sculptures ouvrent l’exposition et valent en elles-mêmes déjà la visite.
Bourdelle a vingt ans de moins que Rodin. Avec d’autres, ce dernier fonde le Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1890. C’est là, en 1892, qu’il découvre une ronde-bosse de Bourdelle, Trois jeunes sœurs. Peu après, Bourdelle devient un de ses praticiens (et non un élève comme souhaitent le rappeler les commissaires de cette exposition).Cette période marque le début d’un travail en commun, d’une admiration réciproque, d’une filiation artistique et d’une amitié.
Rodin, Bourdelle et Jules Desbois, lui aussi praticien du maître, créent un institut d’enseignement de la sculpture à Montparnasse en 1900. En 1904, Rodin est le témoin de mariage de Bourdelle. En 1910, Bourdelle réalise deux sculptures représentant son maître, dont le magistral Rodin au travail représenté debout, devant un fragment de La Porte de l’Enfer, un grand compas à la main. L’œuvre condensée, dense et trapue dégage toute la présence de Rodin et sa puissante personnalité.
Rodin s’adresse à Bourdelle d’égal à égal, et non de maître à élève. Une installation sonore propose l’écoute des correspondances signifiantes sur leur relation (1898-1906), d’un discours élogieux de Bourdelle lors d’un banquet en l’honneur de Rodin en 1903 et d’un texte signé Rodin dans le catalogue d’exposition de Bourdelle à Prague en 1902 où il le qualifie d’« impétueux, ardent, vivant ».
La première section met en avant le matériau et permet de comprendre le passage du plâtre à la pierre en interrogeant le rôle essentiel du praticien.
Entre 1893 et 1907, Bourdelle taille une dizaine de marbres pour Rodin dans ses ateliers. S’estimant capable d’être plus qu’un simple exécutant, il se propose de seconder Rodin auprès des fondeurs, ce qui lui est refusé. Leur collaboration va s’arrêter à la suite de tensions professionnelles mais surtout parce que Bourdelle reçoit lui-même de nombreuses commandes : il s’éloigne en prenant son autonomie artistique.
La salle suivante, où trône un moulage d’un Kouros archaïque grec (offert à Bourdelle par Rodin), expose leurs collections respectives. Les deux sont des collectionneurs insatiables aux références communes et composites comme l’Égypte, la Perse, le Japon.
La visite se poursuit dans une thématique qui fera la signature et la singularité de Rodin, le fragment, l’inachevé, le « corps en morceaux ». Bourdelle fait aussi sienne cette démarche artistique. Un ensemble de masques, de mains et de torses (La Main de Dieu (1898-1902) de Rodin, La Main désespérée (1900) de Bourdelle) magnifie cette approche commune.
Le Jour et la Nuit (1904) est une œuvre très rodinienne de Bourdelle. Il s’agit d’une sculpture composée de deux bustes : Le Jour, portrait doux d’un homme aux chairs polies, derrière lui, La Nuit, monstre inquiétant et compressé dans sa gangue de marbre irrégulier. Cette cohabitation esthétique rappelle la signature du maître dans cette volonté d’inachevé, magnifiée par un style personnel affirmé.
Une galerie de torses musculeux impressionne par leur puissance. Rodin privilégie l’imperfection, l’expressivité et le mouvement, Bourdelle recherche la force et l’harmonie. Les œuvres des deux artistes se répondent et s’opposent dans une dualité éloquente. Cette présentation ouvre le dialogue aux plâtres et bronzes de Duchamp-Villon (1876-1918), Brancusi (1875-1957), Giacometti (1901-1966), Zadkine (1888-1967) et Orloff (1888-1968). La géométrisation du modelé et la synthèse radicale des formes sont exaltantes.
Modelé en terre par Bourdelle en 1903, transposé en marbre et en bronze en 1905, le torse Pallas se rapproche d’un cylindre posé sur deux cuisses à peine taillées ; les bras, amputés comme une sculpture antique parcellaire se présentent également comme des tubes. Cette sculpture fait ainsi converger l’archaïsme grec vers la sculpture africaine découverte au début du XXe dont les formes efficaces alimentent le courant primitiviste occidental avant la Grande Guerre.
Rodin, avec Les Bourgeois de Calais, entamait une réflexion sur l’interaction entre l’œuvre et son environnement dans l’espace public. Bourdelle réfléchit également à cette question pour finalement concevoir le socle comme faisant partie à part entière de l’œuvre. Cette réflexion plastique, totalement assumée par la suite par Brancusi et Giacometti, constitue une avancée essentielle pour la sculpture moderne.
Sont confrontés La Porte de l’Enfer et Le Monument à Balzac du premier, avec la façade du Théâtre des Champs-Élysées et le monument de La France, vigie cuirassée du deuxième. Au fourmillement expressionniste de Rodin, s’oppose la capacité à synthétiser de Bourdelle.
La thématique de l’hybridation présente de l’animal, du végétal et de l’humain entremêlés. Ces créatures mythologiques, Rodin et Bourdelle les sculptent et les dessinent jusqu’à une grande modernité, annoncée par L’Homme qui marche de Giacometti (ancien élève de Bourdelle de l’Académie de la Grande Chaumière) qui clôt l’exposition.