L’exposition en cours au Musée National Picasso-Paris[1] revisite les temps d’émergence d’un peintre dont on ne retient bien souvent que la fameuse méthode des coulages générateurs d’entrelacs.
L’opportunité nous est ainsi offerte de considérer des œuvres qu’il est rare de trouver réunies, sans plus les subordonner à cette révélation terminale qu’aurait livrée le dripping.
La rétrospective nous propose un chapitrage soigneux de ces années de bouillonnement créatif, au fil desquelles Jackson Pollock s’est artistiquement et intellectuellement construit en puisant à diverses sources dont beaucoup furent communes aux artistes qui feront triompher l’École de New York au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Joanne Snrech et Orane Stalpers démêlent ici l’écheveau complexe des influences ayant innervé l’œuvre du peintre avec un souci d’équanimité manifeste et louable ; et, du même coup, les deux commissaires nous restituent tout un contexte où percent tant la singularité que l’exemplarité de Pollock : celui d’une Amérique en mutation mais aussi en crise, marquée par la Grande Dépression et la domination culturelle de l’Europe.
Picasso occupe évidemment une place de choix dans cette affaire. L’exposition nous épargne toutefois un duel qui aurait fatalement mis le jeune Américain à la remorque du maître andalou.
De fait, c’est un Pollock charpenté depuis presque dix ans par l’enseignement de Thomas Hart Benton qui rencontre l’œuvre de l’Espagnol à la fin des années 1930. L’exposition le dit bien, mais elle aurait pu souligner davantage l’empreinte que le régionaliste a laissée sur le futur peintre d’action ; car elle permane bien au-delà du traitement réaliste des sujets vernaculaires et des thèmes sociaux : c’est auprès de Benton, en effet, que Pollock apprit à dompter une composition en frise en en arrimant les formants linéaires autour d’ossatures serpentines — or cette “mécanique de l’organisation formelle” sous-tendra le Mural que Peggy Guggenheim commande à Pollock en 1943 et vraisemblablement encore bien des grands drippings.
L’exposition précise par ailleurs que l’Américain s’est familiarisé avec l’œuvre de Picasso par le truchement de John D. Graham — et donc au prisme de ce que l’on appelait alors le “primitivisme”, saisi dans ses liens à l’inconscient. Telle est en effet la piste que privilégiait cet artiste et théoricien épris de surréalisme. Tout ceci résonnait avec les affinités profondes qu’éprouvait Pollock pour l’art des natifs américains, dont les muralistes mexicains lui avaient appris dès 1935 à conjuguer les motifs aux scènes de la vie quotidienne, au travers de compositions monumentales chantant l’épopée américaine depuis ses origines précolombiennes jusqu’à l’ère industrielle. Les surréalistes en exil à New York initieront peu après Pollock à l’écriture automatique, dont l’attrait retentira chez lui des échos de ce Picasso-là. On en trouvait déjà du reste dans ces dessins qu’un psychanalyste d’obédience jungienne employait comme supports thérapeutiques, où Pollock entreprend de sonder un inconscient collectif tapissé d’archétypes.
L’exposition met le fait en évidence : cette fertilisation croisée opéra d’abord, chez lui, au registre du répertoire iconographique, si bien qu’il est vain d’assigner un référent unique au motif du masque, dont on observe qu’il est récurrent dans sa production de l’époque et central dans Birth ou Mask, deux huiles sur toile datant de 1941. Pollock reconduisit toutefois son dialogue avec Picasso sur le plan de l’élaboration formelle. Dès 1938, des visites assidues aux expositions new-yorkaises dédiées au maître lui permirent de nouer un rapport de première main à ses œuvres, et notamment à Guernica, dont il croque et réinterprète les figures dans des feuilles d’étude qui nous sont ici présentées. Des toiles comme Two, peinte entre 1943 et 1945, attesteront plus tard d’une assimilation des principes cubistes de la fragmentation des corps, de la dislocation des figures et de la combinaison de plusieurs points de vue, alignés sur un seul et même plan.
De salle en salle, nous voyons Pollock assimiler ces divers apports avec un instinct très sûr, en considérant chaque fois à nouveaux frais les matériaux comme les instruments de travail. Ce cheminement le conduit vers un nouvel espace pictural — qui ne pouvait qu’excéder le format d’un tableau de chevalet incorrigiblement attaché à l’idée d’une fenêtre ouverte sur une fiction d’espace.
L’espace pollockien est, en un sens, plus réel : il naît “d’un contact plus direct avec la toile”[2], et de son occupation massive par une matière chromatique parfois épaissie de “substances étrangères” telles que le sable. Le peintre l’affranchit peu à peu de la conception projective du dessin. Il la réveille de sa sombre inertie et l’investit d’une part de l’agir artistique, ce qui l’oblige à pactiser avec le hasard. Pareil espace déjoue toute linéarité au profit d’une circulation all-over, puisqu’il réalise à la fois la fusion du dessin et de la couleur et celle de la figure et du fond — avec, pour conséquence, une éclipse du motif derrière un filet de lignes aux mailles de plus en plus serrées, qui s’étire sur toute la surface, la rythme et la garde intègre sans plus y marquer de contours.
Voilà certainement ce qui incita Pollock à faire, de 1947 à 1951, un usage systématique et méthodique de ces procédés d’égouttage (dripping) et de déversement (pouring), qu’il avait eu l’occasion d’expérimenter en 1936, dans un atelier dirigé par David Alfaro Siqueiros. Il en usa dès lors de temps à autre, notamment pour ses Compositions with Pouring de 1943 (dont la deuxième nous est ici présentée) ou pour son Moon Vessel de 1945. Outre qu’elles lui rappelaient l’exemple des Indiens Navajos peignant avec du sable, de telles pratiques jouissaient d’une certaine faveur auprès des artistes de son cercle, telle que Janet Sobel dont l’exposition intègre fort opportunément le magnifique Milky Way. C’est encore l’espace all-over qui suggéra à Pollock d’interagir avec une toile posée à plat, de manière à pouvoir l’attaquer par tous les bords en même temps : The Key fut effectivement peinte sur le sol de l’atelier, quoiqu’avec un maniement conventionnel du pinceau ; or cette œuvre, emblématique de la série Accabonac Creek, remonte à 1946.
Cette exposition nous en convainc : loin d’être un simple prélude aux grandes compositions abstraites des années 47-51, le corpus qu’elle réunit fut un laboratoire foisonnant. Par contrecoup, elle nous fait entendre que le dripping ne fut pas une finalité ultime pour Pollock. D’aucuns y ont vu l’exténuation de la peinture et son basculement dans le rite et dans la performance quand il représentait, pour d’autres, un sommet indépassable en termes d’autonomie formelle. Sans doute est-il plus juste d’y voir le cristal, certes éclatant, qui condensa, dans une conjoncture favorable, les réponses que Pollock avait trouvées aux problèmes artistiques et existentiels dont il avait hérité : les lignes de devenir qu’il entrecroise auraient ou, d’ailleurs, ont pu trouver d’autres développements. Il n’en reste pas moins que le dripping a exercé une vertu ascensionnelle tout à fait décisive dans l’évolution de la peinture de Pollock. L’exposition présente nous aide à la saisir, en venant conforter un jugement qu’émit Clement Greenberg dans son premier article sur le peintre : au sortir de sa première exposition personnelle chez Peggy Guggenheim, le critique d’art songea à “cette qualité fangeuse de la couleur qui caractérise si profondément une grande partie de la peinture américaine”, et remarqua qu’“il y a beaucoup de boue dans les grandes toiles de Pollock”. Cette boue, qui réfère à une touche épaisse et sinueuse, toute en empâtements, signale un possible enlisement : “l’espace se tend mais n’éclate pas en tableau”[3] — notait encore le critique —, il n’acquiert pas l’ampleur qui lui permettrait de sortir du format de chevalet. Nous observons en effet combien cette boue pouvait entraver une gestualité de plus en plus perceptible dans le déploiement calligraphique de la ligne, dans le frétillement des signes démultipliés et jetés sur la toile. Le dripping aura ainsi transmué cette boue en une substance diaphane, tantôt transparente et tantôt opaque ; il aura décongestionné l’espace pollockien, il l’aura rendu plus aérien en dépit de toute la matière qui le leste.
[1] “Jackson Pollock; les premières années (1934-1947)” est visible depuis le 15 octobre dernier et, ce, jusqu’au 19 janvier prochain.
[2] Entretien de Malitte Matta avec Harold Rosenberg, «Action painting: fin ou commencement?», novembre 1975, Paris-New York 1908-1968, Paris, Centre Georges Pompidou/Gallimard, 1977, p. 196-205
[3] Clement Greenberg, « Art », The Nation, 157, n° 22, 27 novembre 1943, p. 621, — repris in Pepe KARMEL (éd.), Jackson Pollock. Interviews, Articles and Reviews, New York : The Museum of Modern Art, 1999, p. 51.