Au Louvre, l’exposition Figures du fou est l’occasion de découvrir un personnage iconographique bien singulier. Grimacier, coiffé par dérision d’un chapeau à clochette, trop richement vêtu pour son corps contrefait, portant comme un sceptre une marotte, le fou médiéval, encore aujourd’hui familier, s’immisce aussi constamment que discrètement dans les images et les imaginaires européens, jusqu’au XVIIe siècle où il disparaît pratiquement. En réunissant un matériel hétérogène et captivant, parfois aux marges de l’histoire de l’art (tableaux, gravures, marginalia de manuscrits, mais aussi pièces de jeux d’échecs, boîtes, carreaux de pavement en terre cuite, etc.) comme son objet est aux marges de la société, l’exposition étudie l’un après l’autre les rôles qu’endosse cette figure grotesque et divagante, dans les interstices du rire et de la morale, de l’obscène et du sacré, de la fête, du jeu et de l’anxiété. Parce que saint Paul évoque la « folie de la Croix », mais aussi parce qu’il faut être fou pour croire, et plus encore pour douter, le fou est d’abord un personnage allégorique pour la pastorale chrétienne. De là, il passe à la morale, tendant à un monde qui court à sa perte, à d’insouciants pécheurs qui se précipitent en enfer, un miroir drolatique mais implacable. Fous les vieillards qui se croient aimables (l’iconographie ne manque pas, alors, de multiplier les allusions visuelles scabreuses : bourses rebondies, sceptres tendus, etc.), fous les jeunes benêts trop confiants, folles les rondes courtoises, fous les banquets, les plaisirs corrompus. Livres, tapisseries, tableaux, gravures répètent à l’envi ce message, volontiers misogyne, qu’assume toujours, nez busqué, menton en galoche, yeux injectés, justaucorps à rayures et marotte à la main, la même silhouette burlesque, stéréotypée, inquiétante. Mais le fou s’incarne aussi en des personnes réelles à la cour d’un roi ou d’un puissant personnage. À mi-chemin entre l’animal de compagnie et le domestique, bien vêtus, bien nourris, des hommes, et plus rarement des femmes, parfois idiots, parfois difformes, toujours jugés drôles et transgressifs, ont servi au divertissement de leur maître. On en conserve quelques portraits, émouvants, que l’exposition montre.
Si elle s’en tenait là, à traquer la figure du fou, presque invariable entre le XIVe siècle et le XVIe siècle, à travers la diversité de ses fonctions sociales ou morales et de ses supports matériels, l’exposition du Louvre serait cohérente. Les savants et les amateurs d’érudition la jugeraient passionnante par la rareté des pièces qu’elle présente ; les dilettantes la trouveraient ennuyeuse par la récurrence sous des formats variés d’un même stéréotype plutôt disgracieux (et, à force, assez pénible à regarder), et tous auraient de bonnes raisons à l’appui de leur opinion. Chacun s’accorderait sans doute pour considérer que le trop grand nombre de visiteurs rend malaisée l’appréhension de nombreuses pièces de très petite taille (détails sur des coffrets d’ivoire, miniatures, lettrines, gravures profuses), et que les commissaires ont obtenu quelques œuvres prestigieuses — tableaux et (extraordinaires) dessins de Jérôme Bosch, par exemple, ou le sublime Enclos des fous de Goya, venu de Dallas —, et d’autres saisissantes, tel ce masque — « armet » — de fer aux lunettes de laiton du fou d’Henri VIII qui, datant du début du XVIe siècle, ne déparerait pas dans un film de Fritz Lang ou de Stanley Kubrick, ou cette statuette en ivoire opposant dos à dos une belle femme nue et son squelette (les fous sont sur le socle).
Mais, malheureusement, l’exposition ne s’en tient pas là. Enjambant les XVIIe et XVIIIe siècles, période du « Grand renfermement », où le fou, ayant perdu sa fonction morale et pas encore gagné son statut psychiatrique, est enfermé dans les hôpitaux généraux avec les prostituées, les prodigues et autres marginaux, elle prétend couvrir, en deux ou trois salles finales, un XIXe siècle à la fois (pré-) romantique et scientifique. Là, en dépit de quelques très belles œuvres (comme le Goya), l’exposition, si exhaustive jusqu’alors, souffre d’incomplétude. Manifestement, le Sir John Soane’s Museum de Londres n’a pas prêté son Hogarth (l’hôpital de Bedlam du Rake’s Progress). Plus grave : des œuvres qui ne font sens qu’en série, tels les dessins de Gabriel pour un projet du psychiatre Esquirol, sont présentées isolées. D’autres, qu’il aurait été magnifique — et souhaitable dans une exposition de cette ambition — de voir réunies, comme les Portraits de monomanes de Géricault, ne le sont pas. Au reste, dans cette partie, l’exposition mêle sans rigueur des modalités discursives (et donc également iconographiques) qu’il aurait été intéressant d’articuler précisément. Se répondent donc, dans des salles sous-dimensionnées, l’immense tableau de Tony Robert-Fleury à la gloire de l’aliéniste Philippe Pinel, « libérateur » des folles de la Salpêtrière — un élément déterminant de la construction du statut social de la psychiatrie et de ses praticiens au XIXe siècle — ; la bouleversante Monomane du jeu, de Théodore Géricault, descendue de deux étages pour l’occasion (sans effort excessif de la part des commissaires, sinon de la régie d’œuvres), sans doute peinte par l’artiste d’après une patiente de son ami — et soignant — Étienne-Jean Georget qui semble lui avoir assigné une fonction clinique ; une hantise pré-romantique (et non psychiatrique) de Füssli, et des croûtes littéraires de peintres académiques représentant exorcismes — dont le lien avec la folie reste à préciser — ou bouffons plus ou moins hugoliens.
Faible en soi, cette partie de l’exposition invite à ressaisir l’ensemble à partir d’une autre clef que celle proposée au départ. Le « fou », d’abord donné comme une figure sociale et morale, y devient l’ancêtre du malade mental, dans une généalogie qui mènerait par une voie au hanté romantique, par une autre au monomane objet de soins médicaux. Mais dans cette hypothèse, qu’imposent par effet d’après coup les dernières salles, on ne comprend pas l’absence de figures essentielles de l’art, de la morale et — déjà — de la médecine préclassique et classique, à commencer par celles du mélancolique et du furieux, qui préfigurent bien plus les nosographies modernes que le bonhomme avec une drôle de tête, une drôle de couronne et un drôle de sceptre dont on a vu plus de trois cents manifestations. La deuxième partie de l’exposition détruit donc le sens de la première. À ce stade, le visiteur sort en se demandant ce que ses autrices et auteurs ont cherché à montrer.