Pauline Lisowski est artiste, jardinière, critique d’art et commissaire d’exposition. La chercheuse Solène Reymond s’est entretenue avec elle pour comprendre comment le jardin et le vivant modèlent le processus artistique, et comment les mettre en récit dans un dispositif d’exposition.
Solène Reymond : En tant que critique d’art et commissaire d’exposition, vous vous intéressez notamment à l’art du paysage, à l’espace, à l’architecture. Pourquoi avoir choisi ces sujets en particulier ?
Pauline Lisowski : C’est lié à mes origines familiales et à mes études. J’ai toujours jardiné, j’ai toujours été en contact avec la terre. Gamine, j’ai passé mon enfance à me promener dans la forêt, à être attentive aux plantes, à me promener dans les jardins de mes grands-mères. Lors de mes études à l’École supérieure d’art de Nancy, je me suis intéressée aux arbres, à leurs structures et à leurs ramifications. Ensuite, j’ai étudié à l’École du paysage de Blois et je me suis réorientée en Esthétique et Sciences de l’Art pour réfléchir d’un point de vue théorique et philosophique sur ce que voulait dire travailler le domaine du paysage. J’ai suivi des études en Sciences de l’Art en Master 1 et terminé par un Master 2 en projets culturels dans l’espace public. J’ai analysé comment les projets culturels liés au paysage pouvaient être des vecteurs de développement des territoires. Ce qui m’intéresse, c’est de relier les pratiques artistiques à ma compréhension du métier de paysagiste. Ma pratique de critique d’art et de commissaire d’exposition s’est construite pendant tout ce parcours d’études. Lors de mes études à Paris, j’ai créé un blog, Le corridor de l’art, dans lequel j’écrivais des articles sur les expositions que je visitais. J’ai commencé à faire des premières visites d’ateliers, dont celui de François Génot en Lorraine, ce qui a déclenché ma première exposition en collaboration avec la galerie associative 379 à Nancy. D’autres expositions ont suivi mais le point de départ ce sont des expériences de rencontre avec des artistes ; comment et où se lier au vivant en croisant d’autres savoirs comme la botanique, par exemple.
S.R. : À ce jour, vous avez assuré des dizaines de commissariats d’exposition. Comment votre pratique curatoriale a-t-elle évolué au fil des projets ?
P.L. : Si je fais une analyse rétrospective, elle se recentre sur des œuvres qui questionnent le temps long du vivant, qui vont au-delà de la simple question de la représentation. Dans l’exposition « Basculement des mondes » (co-commissariat : Fabienne Leloup, Maison des arts plastiques Rosa Bonheur, Chevilly-Larue, 2019), il était déjà question d’accueillir le vivant, d’aller plus loin dans cette appréhension du vivant dans les lieux d’art contemporain. Dans l’écriture des textes, je prévois de continuer à cerner cette relation de l’artiste au végétal, à aborder par exemple la notion d’artiste-jardinier.
S.R. : Comment percevez-vous votre rôle de commissaire d’exposition dans les liens de plus en plus investis entre l’art et l’écologie (déclencheur de débats, garant d’un regard critique, d’une circulation de points de vue) ?
P.L. : Par rapport aux thématiques développées sur ces questions environnementales, je vais plutôt avoir tendance à questionner notre rapport au végétal, essayer d’activer des formes d’attention et d’observation, de compréhension du milieu. Je vais le défendre de façon plus poétique que dans la visée de déclencher des débats. Je trouve important de défendre une structure curatoriale qui passe par le sensible. Quand j’écris sur une pratique, je ne porte pas uniquement un regard de théoricienne ou d’historienne de l’art – parce que j’ai fait des études en théorie de l’art -, je vois surtout la portée sensible de l’œuvre, comment par l’expérience sensible du contact avec l’environnement nous pouvons être reliés au monde végétal ou au monde animal au quotidien.
S.R. : Comment choisissez-vous les artistes que vous exposez ?
P.L. : Je me suis rendu compte qu’il y a beaucoup de sujets d’exposition et de réflexion liés aux artistes avec lesquels j’ai collaboré et noué des relations d’amitié que je traitais déjà en tant qu’étudiante en école d’art. Le lien entre l’œuvre d’art, l’espace et l’architecture m’intéresse aussi beaucoup. Dans mon parcours d’étudiante, j’ai travaillé des formes qui investissent les lieux, d’où mon envie de devenir architecte et paysagiste, ce qui fait que je me suis toujours intéressée à notre rapport aux lieux, à la construction de bâtiments, de jardins… Et ces intérêts se sont transposés dans les œuvres qui me touchent.
S.R. : Le jardin est un sujet récurrent de vos expositions (« Le potentiel de la graine » et « La dispersion des graines », Galerie Neuf, 2017). Dans son ouvrage Un petit monde, un monde parfait, Marco Martella avance que, parce que le jardin « construit un projet existentiel », il est une œuvre d’art, dès lors « le jardinage apparaît proche de la poésie ou de la musique[1] ». Que pensez-vous de sa vision du jardin ?
P.L. : Oui, je connais ce livre ! Je me sens assez proche de cette association avec la musique et le rapport au son. Le jardin est aussi un lieu de construction de liens et de mémoires. Mes grands-mères jardinaient, ma mère jardine. Beaucoup de plantes de mon jardin viennent de mes amis et de ma famille, ce qui me permet notamment de me relier aux personnes avec lesquelles j’ai grandi et avec lesquelles je vis. Je travaille beaucoup en rhizomes, mon cerveau fonctionne par ramifications. J’ai tendance, quand je travaille avec un artiste, à faire des connexions un peu à l’image de la liane, une plante de mon jardin qui m’inspire beaucoup. Les lianes se relient à l’architecture, à d’autres végétaux, elles grandissent, elles vont vers la lumière. Quand je suis dans mon jardin, je les regarde et je suis portée par cette vie qui, chaque jour, invente. Je prends conscience du passage du temps et de la force du vivant que j’observe au quotidien. Je l’aide à grandir et contemple les cycles de la nature.
S.R. : Vos expositions mettent particulièrement l’emphase sur la matière, y compris comme partie prenante de l’œuvre d’art (déchets organiques, ongles, poussière, pétales de fleurs, peaux d’insectes, branches, pierres, cire d’abeille chez Caroline Antoine et Emma Bourgin) qui n’est pas séparée de l’imaginaire. Comment analysez-vous cette volonté d’articuler ensemble la matière dans sa dimension concrète, physique et sa force évocatrice, sa puissance narrative ?
P.L. : Ce rapport à « l’herborisation », au faire à partir de collectes de la matière sur le terrain, était déjà présent dans mes activités d’enfant et il l’est encore aujourd’hui dans ma pratique professionnelle. Quand je travaille la terre, je renoue avec le sensible. Cette pratique de la collecte est présente dans mon quotidien en lien avec une forme de soin, de préservation du vivant qui change constamment d’état. Et quand je rencontre les artistes, quand je suis touchée par leurs œuvres comme si j’étais touchée par telle ou telle plante quand je me promène dans un jardin, ce rapport à l’espace, d’aller vers l’autre – qui est aussi très fort dans mes textes -, guide la manière dont la matière construit mes récits d’exposition.
S.R. : L’exposition « Eden » de Mauro Bordin qui s’est tenue en 2022 à la galerie Sono est construite comme un conte organisé en trois chapitres presque utopiques qui cherche à construire un monde où le rapport à la technologie est apaisé, où la végétation prolifère… Qu’est-ce qui vous a donné envie de pousser plus loin le curseur narratif pour cette exposition ?
P.L. : L’œuvre de l’artiste se prêtait à cette manière d’aborder l’exposition. Le rapport entre le pictural et cette question du récit vient d’un collage de références et d’illustrations. Le récit et le conte font aussi le lien avec la poésie, au fait de pouvoir rêver ou songer à un ailleurs. Les expositions que je veux voir ou que j’ai envie de créer ne visent pas à nous plomber, à nous renvoyer au monde dans lequel on se trouve ; elles nous emmènent dans un ailleurs possible, vers un peu plus de douceur. Si on apprenait à restaurer une forme de bienveillance et de sensibilité vis-à-vis du monde dans lequel on se trouve, la planète irait beaucoup mieux. Il y a une forme de nécessité dans ce rapport de soin avec le vivant. La question est comment une exposition peut activer de nouveaux gestes, un devenir plus « attentionné » dans notre relation au vivant.
S.R. : Les expositions « Utopia Botanica » (co-commissariat Soriana Stagnitta galerie Laure Roynette, Paris, 2018) ou plus récemment « Merveilles et curiosités… Ode aux plantes des villes » (La Traverse, Alfortville, 2022) mettent en avant un renouvellement du regard humain sur les plantes, la force et la fragilité du monde végétal, leur potentiel mythique, leur présence en milieu urbain… Est-ce que vous situez ces expositions dans un « phytocentrisme[2] », soit une manière d’interroger notre être-au-monde à partir de la vie végétale, souvent placée au bas de l’échelle du vivant ?
P.L. : L’idée de l’exposition « Merveilles et curiosités… Ode aux plantes des villes » est d’aller voir la plante là on ne s’y attend pas, d’aller à sa rencontre, de s’intéresser aux comportements, aux facultés des plantes à percevoir le monde. Dans le cas de la liane que j’évoquais tout à l’heure, j’essaie de comprendre, par mon observation, par mes lectures, comment elle rencontre d’autres plantes. La manière dont les végétaux réagissent à la présence d’autres végétaux, ce sont des choses qui me fascinent.
S.R. : Comment travaillez-vous la mise en espace des œuvres d’art et leur mise en dialogue ? Privilégiez-vous des résonances, des croisements, voire des possibles frictions entre les œuvres ?
P.L.: Ce qui m’importe dans la scénographie, c’est que les œuvres aient de la place pour respirer et pour s’exprimer. Cette présence du végétal induit une composition proche de celle d’un jardin où notre regard navigue. Je trouve important d’accorder une place au vide et à l’air pour créer une forme de respiration entre les œuvres quand c’est possible en fonction du lieu d’exposition. Certaines œuvres se font écho par rapport au sujet évoqué ; parfois il se crée des connexions formelles, des connexions entre les matières ou liées au geste de « l’herborisation ». Les liens entre les œuvres sont explicites. L’important c’est comment, visuellement je veux dire, une exposition se tient dans l’espace à la manière d’un jardin. Qu’est-ce qui fait un équilibre, qu’est-ce qui fait que des renvois dans l’espace entre les médiums, entre les textures, entre les couleurs fonctionnent ?
S.R. : L’exposition met en lumière les plantes bios indicatrices ou spontanées à travers des gestes artistiques précis comme la cueillette, l’observation, la promenade active, la rencontre avec le savoir scientifique… Vous semblez vous intéresser à des profils artistiques hybrides : artiste-jardinier, artiste-botaniste, artiste-herboriste, artiste-archéologue du quotidien… Est-ce une tendance de fond encore marginale dans le champ de l’art ou cette hybridité des profils tient-elle une place importante dans les évolutions actuelles de l’art écologique (en lien avec ses héritages) ?
P.L. : Il est vrai que je pressens de nouvelles façons d’aborder le temps de la création de façon plus centrée sur l’expérience, sur l’aléa, sur l’accompagnement du vivant, sur la question du soin. Comme si l’artiste, d’une certaine manière, se mettait en retrait pour co-créer avec le vivant. L’artiste, actuellement, apprend beaucoup du vivant. En travaillant avec lui, il apprend sur son comportement. Je le vois à travers ma propre expérience et grâce à la jeune génération qui a tendance à aller de plus en plus vers ce terrain-là. On baigne dans des préoccupations écologiques tellement fortes et prégnantes au quotidien qu’on est tous obligés de s’y mettre ; donc cette évolution de l’artiste est logique. On l’a vu avec la COVID, ce besoin de sortir de chez soi, d’aller à l’extérieur, le rapprochement avec le vivant se fait vraiment sentir…
S.R. : Arrêtons-nous quelques instants sur l’exposition collective « Sœurs d’arbres » qui s’est tenue en 2021 au Préau à Maxéville, près de Nancy. Vous ouvrez un espace discursif proche d’une « sensibilité écoféministe » pour reprendre vos propos. Qu’est-ce qui a motivé cet angle d’exposition ? Qu’est-ce qui vous a interpellée dans ce mouvement polymorphe ? Ce rapprochement est-il temporaire ou souhaitez-vous l’intégrer dans l’évolution de votre pratique d’exposition ?
P.L. : L’exposition est née de la rencontre avec deux artistes, Caroline Antoine et Ming-Chun TU, que je connais depuis longtemps et qui travaillent sur ce rapport au corps, et à une forme d’attention envers le monde végétal. Je n’ai pas encore revendiqué l’aspect politique du mouvement, j’ai surtout voulu aborder la reliance au vivant à travers le corps de la femme. Cette question est encore à l’état d’exploration. Je pars vraiment de ce que les artistes racontent. De là vient le propos de l’exposition. Je tisse mes expositions en partant du vécu des artistes, de leurs expériences des milieux ; c’est un vécu sensible. Les artistes ont travaillé en binôme sur le même territoire et c’était intéressant de questionner la forêt qui protège et qui soigne. Mais elle n’est pas que protectrice. L’exposition soulevait aussi une interrogation sur notre place en tant qu’humains dans la forêt. Sommes-nous vraiment à notre place ? Quelle posture adopter pour être dans le respect du vivant ? Comment entendre les insectes, quel rapport avec l’altérité expérimenter, etc. ? Dans leurs pratiques de collecte d’éléments, tout est relié. Elles ont l’habitude d’aller y puiser des matériaux de création, d’aller ré-interroger des souvenirs d’expériences de marches en forêt. Le fait de travailler à partir de ce qui est sur place génère aussi un possible émerveillement. Et la pratique de la collecte favorise cet émerveillement.
S.R. : En plus d’être commissaire d’exposition, vous êtes aussi critique d’art et vous collaborez avec de nombreux magazines. En quoi votre pratique curatoriale et celle de critique d’art se nourrissent-elles mutuellement ? Comment ces deux temps forts que sont la production de textes et la production d’expositions s’embrayent-ils ?
P.L. : Produire des entretiens avec des artistes dans le cadre de réflexions sur un sujet d’exposition consolide une « famille d’artistes » que j’accompagne, et oui, ça donne parfois lieu à des expositions. Il arrive que j’écrive sur le travail d’un artiste avant de l’exposer, d’autres fois, je découvre les œuvres dans les expositions, je me rends dans les ateliers d’artistes, et ça nourrit un projet d’exposition. Je pars du principe que ces deux temps s’alimentent complètement. C’est un dialogue continu entre des artistes et des thématiques qui m’intéressent.
S.R. : Depuis deux ans, vous vous dédiez à nouveau à votre pratique artistique en tant qu’artiste jardinière. Pourquoi cette envie ? Et comment le jardin modèle-t-il votre processus artistique, vos gestes, procédures, médiums ?
P.L.: Ce retour à ma pratique artistique m’a été nécessaire à un moment où je me questionnais sur ma pratique curatoriale et notamment pour restaurer une nouvelle énergie, un élan pour appréhender autrement mon attention au vivant végétal. En reprenant la création artistique en relation avec le jardin, je renoue avec les expériences liées à mon désir de traduire des sensations liées au monde vivant, au jardin, à des paysages mémoriels. Les plantes apparaissent dans mes travaux, notamment le comportement de la liane. Je récupère également des végétaux que je laisse sécher de manière à créer des compositions pour lesquelles je joue avec les ombres et suggère des liens entre deux êtres vivants. Je cherche également à exprimer une certaine fluidité dans un lâcher-prise pour faire émerger des formes organiques issues de mes souvenirs de sensations colorées au jardin.
S.R. : Un projet, une actualité récente ou à venir que vous souhaiteriez partager sur www.art-critique.com ?
P.L. : En ce moment, je mène une recherche de critique d’art dans ma région d’origine, la Lorraine, qui questionne le rapport des artistes avec le milieu avec lequel ils se trouvent connectés, que ce soit le jardin, la forêt, etc. Comment vivent-ils cette pratique au quotidien ? Comment résonne-t-elle dans leur démarche ? Il s’agit d’un projet d’écriture et d’un projet curatorial en cours qui s’inscrivent sur le temps long. Ils déboucheront sur une exposition et une production de textes. Je me concentre sur le rapport entre l’artiste et le vivant au quotidien en prêtant attention à leurs vécus.
[1] MARTELLA Marco, Un petit monde, un monde parfait, Poesis, 2018, p. 15.
[2] LECOLE-SOLNYCHKINE Sophie, « Herbologie des images : Puissances réflexives des formes végétales »,