Arte Povera à la Bourse de Commerce

Arte Povera à la Bourse de Commerce
Catalogue de l'exposition "Arte Povera" à la Bourse de Commerce.
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Par les moyens qu’elle met en œuvre, l’exposition Arte Povera qui se tient actuellement à la Bourse de Commerce constitue, par son ampleur et son propos, la tentative la plus récente d’une vision rétrospective et exhaustive concernant l’une des mouvances artistiques les plus emblématiques née à la fin des années 1960 en Italie et théorisée par le critique, commissaire et historien de l’art Germano Celant.

Se cristallisant historiquement autour du travail de treize artistes, les œuvres issues de ce mouvement investissent, sous le commissariat de Carolyn Christov-Bakargiev, spécialiste de l’arte povera, à la fois l’extérieur du bâtiment et les quatre niveaux de l’espace expositionnel, du 2e étage jusqu’au sous-sol, en passant par la Rotonde. Cette dernière, accueillant au rez-de-chaussée les visiteurs, se veut comme une introduction à la naissance du mouvement en faisant référence, avec un certain nombre d’aménagements comme une barrière à ne pas dépasser ainsi que des choix anachroniques d’œuvres, à Deposito D’Arte Presente, galerie/entrepôt turinois qui permettait aux artistes « pauvres » d’exposer leurs travaux d’une manière libre à la fin des années 1960.

Une telle référence historique permet, dès le début du parcours, de marquer l’esprit du visiteur par un ensemble très hétérogène empreint néanmoins d’un certain esprit collectif ainsi que d’une recherche formelle partagée qui met l’accent sur la physicalité des formes faisant en quelque sorte la signature des artistes « pauvres » qui ont privilégié, pour la plupart, l’usage de divers matériaux comme le béton, l’acier, le marbre, le verre ou encore de composants naturels comme le végétal. On y trouve les œuvres emblématiques du mouvement comme l’Igloo de Mario Merz, Io che prendo il sole a Torino il 24/2/1969 de Alighiero Boetti, les Mimesi de Giulio Paolini, les Armi de Pino Pascali ou encore les Scarpette de Marisa Merz.

La suite de l’exposition suggère une mise en perspective de certains parcours individuels, comme les salles consacrées à Michelangelo Pistoletto, Giovanni Anselmo, Pier Paolo Calzolari ou encore Luciano Fabro, dont la pratique s’étend sur plusieurs décennies. La richesse de telles voies artistiques permet de dévoiler la persistance de certaines problématiques récurrentes chez ces figures historiques ainsi qu’un questionnement permanent auquel chaque œuvre apporte sa contribution, comme la place du regardeur chez Pistoletto à travers ses tableaux-miroirs ; le statut de l’auteur/artiste comme dans les tableaux et sculptures conceptuelles de Paolini ; le statut de l’œuvre d’art et de la création avec Casa Ideale de Calzolari. Cette dernière est une installation évolutive qui, depuis le début de la carrière de l’artiste, investit chaque espace spécifique au sein duquel elle se déploie, comprenant des éléments divers comme des machines réfrigérantes, des textes poétiques et de la photographie dans un décor blanc qui redouble en quelque sorte l’idée du white cube chère à cette génération d’artistes dans la réflexion sur l’élargissement de la définition de l’art ainsi que la prise en compte de l’environnement expositionnel.

L’exposition permet aussi de souligner, à l’opposé de ce continuum artistique à l’intérieur des parcours individuels, des moments de friction qu’illustre parfaitement la salle consacrée à Alighiero Boetti. En effet, ce dernier n’hésite pas, à partir des années 1970, à faire évoluer sa pratique artistique vers une abstraction et une simplification des formes et de leurs expressions, délaissant la matérialité et la construction physique des œuvres qu’il avait initiées au début de sa carrière en collectif avec d’autres artistes italiens. En ce sens, dans la même salle, on retrouve les premières sculptures de Boetti qui fonctionnent comme des accumulations, à l’instar des tubes de ciment Catasta, des planches en bois Scala qui datent de la deuxième moitié des années 1960, aux côtés des œuvres qui l’ont fait davantage connaître dans le milieu institutionnel, comme ses tapis brodés de la carte mondiale Mappe ainsi que Seguire il filo del discorso (« Suivre le fil du discours »), ensemble de cinq panneaux peints au stylo-bille et ponctués de virgules, proposant un « texte » sans contenu. Un tel groupement d’œuvres dans le même espace permet de mesurer l’écart entre l’inspiration collective qui marque les débuts de Boetti et la recherche d’une identité propre, qui résume bien l’évolution et la postérité des mouvements artistiques dans la deuxième moitié du 20e siècle comme l’illustre par ailleurs l’arte povera.

En dehors de la mise en perspective des parcours collectifs et individuels, l’exposition suggère également plusieurs dialogues avec La Bourse de Commerce. Un de ces dialogues est entre l’architecture distincte des lieux et les œuvres qui résonnent avec des espaces spécifiques, comme l’Auditorium au sous-sol : on y trouve notamment les œuvres de Gilberto Zorio comme les Microfoni sur le plan acoustique et les Luci sur le plan de la luminosité, de la même manière que la Colonna qui renvoie aux colonnes porteuses de la Bourse de Commerce. Un autre dialogue est proposé sur un plan plus conceptuel avec la collection Pinault, où des œuvres d’artistes contemporains comme Adrián Villar Rojas, Pierre Huyghe, William Kentridge, Otobong Nkanga et Jimmie Durham sont mises en parallèle avec plus ou moins de cohérence avec l’arte povera à l’entrée des différentes salles ou dans des lieux de passage.

La vision rétrospective sur ces treize artistes exposés issus du mouvement est complétée par un travail de contextualisation qui investit le rez-de-chaussée dans les vitrines du 19e siècle de la Rotonde. S’y expose de la documentation notamment sur les évènements marquants des années 1960 comme les expositions collectives, les performances, de même que certaines œuvres de la génération précédente d’artistes comme Piero Manzoni, Alberto Burri, Lucio Fontana, Pinot-Gallizio pour en souligner l’influence éventuelle.

Si l’exposition réussit parfaitement à mettre en lumière le travail prolifique et diversifié des différents artistes que l’on a regroupés sous l’étiquette « pauvre », de ce grand évènement d’envergure le grand absent reste finalement celui qui a conceptualisé la notion et l’a continuellement ravivée aussi bien sur le plan institutionnel que sur le plan historique et ce jusqu’à sa mort, à savoir Germano Celant, même si l’on croise son nom sur des textes disparates ainsi que sa figure sur quelques photos d’évènements de l’époque au rez-de-chaussée. L’exposition s’inscrit en ce sens dans la même tradition expositionnelle sur l’Art Pauvre qui a été amorcée dans les années 1990, qui cherche à décentrer la figure du célèbre critique, commissaire et historien de l’art italien pour donner davantage de visibilité aux parcours individuels, ainsi qu’à une écriture différente de l’histoire de l’art contemporain. Or, c’est bien la vision et le discours de Celant qui nourrit en creux l’imaginaire de l’exposition à travers le double parcours collectif et individuel de l’« art pauvre », de même que cette croyance profonde en la vitalité actuelle d’un tel « concept » qui est moins un mouvement artistique au sens traditionnel qu’un « état d’âme », comme l’affirme Carolyn Christov-Bakargiev.