Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Aujourd’hui Cyprien Deve (chercheur en formation des acteurs) analyse le modèle du Jan Fabre Teaching Group.
Les exercices, en tant que modèle d’entraînement psychotechnique et physique appliqué au jeu de l’acteur, tissent des relations pratiques, méthodologiques et éthiques entre le sport et l’art. L’usage des exercices dans l’apprentissage et l’éducation du corps, historiquement héritier du sport et du domaine militaire, gagne en notoriété dans les pratiques actorales à l’aube du 20e siècle corollairement à l’émergence de l’art de la mise en scène. Cette dernière impliqua dès lors une refonte du travail, du rôle et donc de l’entraînement de l’acteur en vue de répondre à de nouveaux enjeux esthétiques. Je me concentrerai pour cet article sur mon expérience aux ateliers du Troubleyn Laboratorium, “Jan Fabre Teaching Group (JFTG)”[1], dirigés par un groupe de performeurs qui travaillent encore pour l’artiste belge[2].
Pour chaque atelier, deux artistes accompagnent dix à vingt performeurs sur une période de deux semaines du lundi au vendredi avec chaque jour des séances de travail de 13h00 à 18h00. Les séances se divisent en deux temps forts. Le premier est consacré à l’échauffement de l’acteur. Il fait se succéder dans un ordre précis les exercices suivants : “Breathing exercise”, “open/close”, “cat exercise”, “tiger exercise“, “reptile exercise” et “insect exercise”[3]. Nous pouvons distinguer trois phases d’échauffement à l’intérieur de cette première partie de travail. “Breathing exercise” en constitue une à lui seul, de même que “open/close”. Une troisième sous-partie se compose des derniers exercices. Cette classification n’est pas anodine. D’étape en étape, cet échauffement tend à tisser une dramaturgie de l’effort dont la présente étude permettra d’expliquer les fondements éthiques et techniques à partir desquels se tressent et s’ancrent les principes fondateurs du travail de l’acteur chez Jan Fabre. Ces principes auront tendance à s’étirer, se concentrer ou s’enrichir par l’intermédiaire d’autres pratiques qui composent la base d’entraînement des JFTG[4].
Nous débutons allongés au sol, les yeux fermés, avec pour consigne de canaliser notre concentration sur notre respiration en usant d’une méthode donnée. L’inspiration se fait par le nez pendant cinq secondes, temps pendant lequel nous faisons gonfler notre abdomen. S’ensuivent cinq secondes pendant lesquelles nous retenons notre souffle, et enfin cinq secondes d’expiration par la bouche comme si nous expirions par une paille. Cette consigne de base peut varier en fonction des capacités propres à chacun, auquel cas le temps accordé à chaque phase du schéma “inspiration/blocage/expiration” est ajusté en conservant toujours cette régularité entre chacune d’elles. La seconde partie “open/close” se pratique aussi allongés sur le dos, au sol, les bras le long du corps. Un premier départ consiste en une extension lente et progressive de notre corps ; une tension croissante avec pour image de référence l’homme de Vitruve. Arrivés au stade maximal de cette contraction, nous devons garder notre corps en tension, laquelle induit des mouvements de tremblements, jusqu’à ce que l’intervenant tape dans ses mains. Au signal, le performeur se replie sur lui-même, avec cette fois-ci l’image d’un fœtus. Dans un cas, “open”, comme dans l’autre, “close”, les images utilisées afin de réduire l’énoncé des objectifs de cet exercice, autant que pour faciliter leur incorporation, doivent servir à stimuler une action continue du corps et entraîner l’acteur à exercer sa plasticité.
L’immobilité est ce qu’il nous faut éviter, l’interprétation des consignes données nous y aide autant que les conséquences directes d’un effort physique soutenu. Ces élargissements et réductions de l’espace qu’occupe le corps, exercé par un jeu de tensions musculaires, nerveuses, entraînent le performeur à mettre au service de son effort physique le potentiel de son imaginaire. À l’effort physique et son intensité, consciemment et volontairement mise au service de l’entraînement de l’acteur, les images de référence tendent à détourner l’apprenant de ses limites physiques et l’encouragent à entrer en jeu avec son corps. La capacité à développer son imaginaire corporel tend à favoriser l’apprentissage et la reconnaissance de soi. Les exercices du JFTG ne servent pas à muscler l’appareil physiologique de l’acteur mais à expérimenter ses fonctions en vue d’élargir son champ créatif et les moyens d’expression dont il dispose. Or, nous retrouvons des outils et des concepts semblables dans les formations en STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives). Dans le cas de l’échauffement de l’acteur, et plus spécifiquement de la seconde phase “open/close”, nous expérimentons autant un “travail mécanique”[5], qu’un “travail statique” qui, par alternance, nous fait travailler aussi bien des contractions isométriques qu’anisométriques.
La troisième phase de l’échauffement se compose d’un ensemble de transformations animales. Historiquement, du côté des pratiques actorales, l’utilisation d’un lexique zoologique est récurrente[6]. Plus spécifiquement, les félins dessinent à eux seuls une filiation remarquable des imaginaires à partir desquels sont conçus les exercices, de l’acteur de Constantin Stanislavski jusqu’à Jan Fabre en passant par Jerzy Grotowski et d’autres. Ces différentes transformations, qui composent, du chat à l’insecte, une nouvelle lignée de variations à l’intérieur de notre échauffement, vont faire se rencontrer les performeurs et les inciter à interagir entre eux en développant une série de stratégies pour adapter leurs comportements scéniques.
La fin de l’exercice “open/close” étant annoncée par les pédagogues, nous sommes conviés à progressivement nous transformer en chat. Des consignes claires sont données : “Os par os, membre par membre, tu te transformes progressivement en un chat. Première chose à faire : te nettoyer comme un chat. Utilise ta langue et demande-toi quel genre de chat tu es : un jeune, un vieux, un chat joyeux, un chat sauvage ?”. L’imitation devient l’outil d’excellence pour mettre en activité le corps. Ici, elle est un déclencheur pour que le performeur mette en place un processus de révélation plus personnelle[7], qu’il puisse en d’autres termes développer une confiance en soi et ses images mentales. À l’imitation se conjugue la répétition, dont l’utilité est évoquée par les pédagogues eux-mêmes : “grâce à la répétition, les exercices qui, à première vue, semblent simples et évidents révèlent leur profondeur offrant aux interprètes de multiples possibilités d’interprétation”[8]. La répétition permet à l’acteur de cultiver et d’organiser son intelligence sensori-motrice. L’interactivité suscitée avec nos partenaires de jeu dans cette troisième phase d’échauffement induit dans notre expérience du “chat”, du “tigre” et du “lézard” la mise en place d’un “jeu sportif vivant”[9] où alternent et se créent différentes stratégies en fonction des relations que nous souhaitons, ou devons, composer avec nos camarades. Le corps masqué, nous exerçant à l’adoption d’un nouveau schéma corporel (basé par exemple sur l’imitation d’un chat), va permettre au performeur de développer toute une série de dialogues para-verbaux avec ses partenaires. La défense de son territoire, par exemple, me demande de connaître qui est derrière moi et quel comportement cet autre adopte. Si, par exemple, mon camarade décide que son chat est d’humeur territoriale, alors il me faudra me méfier de la distance qui nous sépare afin d’être alerte et de riposter en cas d’attaque, et, en toutes circonstances, montrer qu’il est chez moi. Il en va de même si je fais le choix d’être dans l’attitude d’un chat au tempérament joueur en quête de partenaire. Dans ce cas, je reste toujours en alerte de mes partenaires et à la manière dont je les réceptionne. Parmi eux doit forcément se cacher un chat qui a aussi envie de jouer, et, si ce n’est pas le cas, je vais tenter de convaincre l’un d’entre eux. Ce ne sont là que deux exemples, brièvement détaillés, mais qui mettent en évidence des points forts à partir desquels une relation scénique entre deux acteurs injecte du sens et des objectifs à leurs interactions tout en les entraînant[10].
Les croisements entre art et sport deviennent par conséquent constitutifs d’une base de réflexion qui dépasse la simple acquisition d’un socle de compétences techniques pour en devenir le substrat poétique à partir duquel l’acteur continuera, ou pas, de s’expérimenter. Par la mise en exercice se dessine un itinéraire mental qui invite l’acteur à conjuguer et élargir ses compétences cognitives, affectives et conatives. Encouragé par la découverte de nouvelles approches relationnelles dialogiques, à choix et à résultats multiples, le performeur adopte, en plus de sa posture d’apprenant, celle d’auteur d’un enseignement somatique basé sur la mise en évidence et en situation de ses efforts.
[1] Afin de fluidifier la lecture de cet article j’écrirai dorénavant JFTG pour faire référence aux “Jan Fabre Teaching Group”.
[2] Jan Fabre (né à Anvers, en 1958) est connu, tant en Belgique qu’à l’étranger, pour être l’un des artistes les plus d’avant-garde et protéiformes de sa génération. Dans la multiplicité des œuvres qu’il a dirigées ou assistées nous pouvons citer Searching for utopia en 2003, Virgin Warrior – Two Hearts en 2006 aux côtés de Marina Abramovic, The power of theatrical madness en 2012, ou encore Mount Olympus en 2015. Le 29 avril 2022, il est condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et privation de ses droits civiques pour une durée de cinq ans, aux motifs de violence, harcèlement moral et sexuel au travail sur cinq danseuses et agression sexuelle sur une sixième plaignante, un baiser avec la langue non consenti.
[3] Traduction : “exercice de respiration”, “ouvert/fermé”, “exercice du chat”, “exercice du tigre”, “exercice du reptile”, “exercice de l’insecte”.
[4] L’ensemble des exercices, ceux d’échauffement ici étudiés et les autres, sont disponibles dans l’ouvrage From Act to Acting – Jan Fabre’s Guidelines for the Performer of the 21st Century Jan Fabre et Luk Van den Dries, 2024, 316 pages.
[5] « Activité résultant de la répétition ou de la prolongation de contractions d’un ou plusieurs groupes musculaires » Didier Delignières & Pascal Duret, Lexique thématique en sciences et techniques des activités physiques et sportives (Vigot, 1998, p.94)
[6] On pourrait à ce titre citer “Les chevaux” qui titre l’une des études de biomécanique développées par V.E . Meyerhold, mais aussi les exercices d’improvisation de C.Dullin conçus sur les animaux de la basse-cour.
[7] L’idée d’une “auto révélation” est ici empruntée aux écrits de Jerzy Grotowski dans Vers un théâtre pauvre.
[8] Traduit à partir de JFTG a guiding line for a contemporary performer: from act to acting accessible en ligne depuis le site de présentation des JFTG rubrique “plus d’informations ».
[9] Conty J.M Sport et formation de l’esprit, chapitre “Créer c’est projeter une structure” (Paris, les éditions d’organisation, 1968, p.94)
[10] Il est intéressant de noter à quel point ce genre d’exercices développe une relation en dehors du cadre même des séances de travail. La mise en défi, ludique, des performeurs entre eux les encourage à se préparer et à se mettre en garde pour les séances à venir. « La prochaine fois, promis, je serai joueur, et on chassera ensemble avec nos chats », voilà ce que l’on a pu échanger à la fin d’une journée de travail.