Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Aujourd’hui Laurence Gossart (chercheuse en art et sciences de l’art) analyse les pratiques des photographes Viviane Zenner et Sophie Ristelhueber.
La photographe messine Viviane Zenner travaille depuis cinq ans avec le club féminin Metz Handball. Elle accompagne cette équipe dont de grands noms ont traversé l’histoire : Isabelle Wendling, Méline Nocandy, Nina Kanto, Leila Lejeune et bien d’autres. Les suivant à l’occasion des divers matchs et déplacements, l’artiste fournit une production d’images de type journalistique mettant en valeur des actions spécifiques et reconnaissables, toutes saisies au téléobjectif grâce à de grandes vitesses d’obturation de ce dernier. Cadrages, points de vue et vitesse permettent la capture d’un instant T que certains appellent « l’instant décisif ». Cette formule, empruntée à la citation du cardinal de Retz, figure au-dessus du texte d’introduction du premier grand livre d’Henri Cartier-Bresson, Image à la sauvette[1] : « Il n’y a rien en ce monde qui n’ait un moment décisif ». La version américaine du livre y puisera son titre : The Decisive Moment. Cet instant décisif associé ainsi à Henri Cartier-Bresson va longuement faire école dans le champ photographique, oubliant les années qui précédèrent l’avènement de « l’instantanéité » photographique. Marquant l’histoire du reportage, la saisie de l’évènement sportif participe de sa dimension spectaculaire. Et l’on sait combien cet aspect de notre société a été considérablement exacerbé lors des derniers Jeux Olympiques de Paris, tout particulièrement lors de la cérémonie d’ouverture. Cette dimension attractive est inscrite dans l’histoire de l’avancée technique du médium depuis son invention dans les années 1840. On pense ici à toutes les images de sauts, ou encore aux décompositions du mouvement de la course à pied par Eadweard Muybridge et Etienne-Jules Marey au cœur des années 1880 – 90 que permit le gélatino-bromure d’argent[2]. En effet, ce qui nous semble aujourd’hui évident et constitutif de l’acte photographique est pourtant lié à une phase de son développement. « Emprunts à l’idéologie du photo-reportage, écrit André Gunthert, la “coupe de réel”, le “piège de l’instant” et autres formules que la plupart des théoriciens de la photographie donnent pour son essence même ne sont que les avatars de ce moment singulier de son histoire […][3] »
Cet article interroge une autre forme que l’on pourrait qualifier « de forme synthèse » qui vise à mettre en lumière la performance sportive au travers d’autres approches de la relation au temps, à l’effort, aux corps. Se situant ainsi à l’inverse de la photographie traditionnelle sportive, les images de la série Perles de sel de Viviane Zenner s’inscrivent dans un sillage qui n’est pas sans évoquer celui élaboré par la photographe Sophie Ristelhueber[4]. La galerie Poggi qui présente actuellement son travail[5] rappelle que sa particularité consiste à « poursuivre une réflexion sur le territoire et son histoire, au travers d’une approche singulière des ruines et des traces laissées par l’Homme dans des lieux dévastés par la guerre ou par des bouleversements naturels et culturels. Loin du photoreportage classique, elle s’attache à la mise à nu des faits et à l’empreinte de l’histoire dans les corps et dans les paysages, en rendant visibles plaies et cicatrices, véritables mémoires des “faits” de l’histoire. »
Sport et guerre – fusion que l’actualité exacerbe – creusent les pratiques de ces deux photographes malgré des similarités d’approches. On y retrouve le gros plan, l’absence de perspective, la question de la trace, l’ancrage dans l’histoire, l’histoire de l’art, mais surtout ce corps, qu’il soit portrait, de dos ou autre, regardé et magnifié dans ces pans plus obscurs que les photographes rendent beaux à notre vue. Vivianne Zenner et Sophie Ristelhueber travaillent dans le sillage de ce que Dominique Baqué nomme La photographie plasticienne[6] et qui éclaire les processus de déconstruction du paradigme de « l’instant décisif » laissant place à une photographie dont les codes exploitent ceux de la peinture et de l’installation. Toutes deux exploitent cette césure et s’approprient les dispositifs artistiques pour énoncer un propos dont elles savent à quel point il se perd dans les flux de l’information des mass-médias.
Les moments révélés
Considérablement au fait de ces questions historiques comme techniques, mais surtout partageant le quotidien des joueuses, Viviane Zenner développe depuis 2021 un projet qui, parallèlement à ses photographies de reportage traditionnelles, s’appuie sur d’autres conceptions de ce médium qui donnent à voir les performances des joueuses. Diplômée des beaux-arts, la photographe possède une grande culture artistique qui ouvre sa démarche à l’approche historique et picturale. Le projet Perles de sel est à comprendre comme un processus : il tend à révéler les gestes des sportives, les corps des joueuses de handball, saisis à des points d’action comme à des temps de relâchement, ces temps « invus » que seule la photographie sait saisir. Loin de traquer l’action, la performance, le geste, ce qui pourrait constituer une forme d’acmé que recherchent souvent les photographes de sport, elle laisse sourdre au contraire les latences, ces moments d’ambiguïté où la fragilité révèle l’intensité d’un effort, ces temps complexes que mettent en forme et en image les subtils dégradés de gris comme les points de vue rapprochés qu’autorise le téléobjectif.
« Je vais, dit la photographe, au plus physique des visages marqués par l’irruption naissante de la transpiration sur les fronts : eau et sel se combinent et marquent la respiration, celle des cellules. Mon regard accompagne les stigmates de la compétition, les plus rassurants comme les plus intrigants. »
Cherchant ces moments, elle touche à l’intime de ces sportives de haut niveau. Perles de sel est un ensemble de sept portraits en noir et blanc qui montrent en gros plan ces visages de sportives qui ne se savent pas regardées. Ces images ont été faites durant les temps morts, entre les efforts et les actions, loin du pullulement d’images journalistiques qui exacerbent les actions sportives. C’est l’intimité que ne cesse de prélever Viviane Zenner. Travaillant dans cette zone discrète, la photographe décèle une valeur autre que celle de la performance. À l’occasion du livre dont cette série a fait l’objet, François Coadou écrit :
« Détente. Fragilité. Faiblesse. Il y a un moment, lorsque l’effort s’arrête, où la sueur commence à perler en haut du front. C’est ce moment-là, ce détail, fugace, dont on imagine toute la difficulté qu’il y a à le capter, dans la distance où elle se trouve, parmi la cohue du public, c’est ce moment-là que Viviane Zenner s’emploie à fixer et montrer. Ce presque invisible, qui perle un moment dans le visible, ce moment où le corps, que l’on pourrait croire machine, tant il est entraîné, tant il est virtuose, redevient corps, charnel, pesant et donc plein de grâce, ce moment où les héros, les héroïnes, baissent la garde, toute recherche de dépassement, toute volonté de puissance bue. Au milieu même d’un monde d’images trop souvent lisses, où le regard est aimanté, normé, Viviane Zenner offre ici à revoir l’humain : l’épaisseur, la profondeur d’un corps habité[7]. »
L’Histoire restaurée
Y aurait-il sous les sutures de Sophie Ristelhueber comme quelques murmures, quelques chuchotements dont l’actualité ne fait que se révéler inlassablement au travers de ces corps et paysages que l’on pourrait qualifier de palimpsestes ? Les séries Every one et Faits témoignent de ce regard d’après coup, d’après les coups qui ont laissé des traces profondes dans la chair du monde. Le palimpseste, c’est aussi un concept littéraire mis en avant par Gérard Genette en 1982. Il s’agit de ce qu’il nomme l’hypertextualité, c’est-à-dire « toutes les relations unissant un texte B à un texte A sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas un commentaire ». En effet, le livre qui accompagne les grands tirages noir et blanc de gros plans sur des cicatrices de la série Every One de Sophie Ristelhueber est un petit livre à la couverture bleu nuit (à l’instar de celui qui accompagne la série Perles de sel), toute simple. Cette fois-ci, ce sont quatorze images qui y sont reproduites sur papier translucide, accompagnées du texte de Thucydide Histoire de la Guerre Du Péloponnèse. Ce texte, écrit cinq siècles avant notre ère, est une longue chronique de cette guerre et l’auteur explique que son ambition est de permettre de comprendre tous les évènements « qui à l’avenir, en vertu de la nature humaine […] seront semblables ou analogues. »
Le texte transperce les images tout en les oblitérant partiellement. Quelque chose traverse, transmet, voire transpire, dans ce qui transparaît, ou plutôt dans ce qui nous apparaît de page en page. Dans ce brassage de textes, d’images et de références, Sophie Ristelhueber met en évidence les repères d’une culture commune de l’Europe. Europe traversée par les conflits comme par les réunifications, par les guerres fratricides mais rassemblée au sein d’une union fédérée d’étoiles. Un vieux continent, marqué de blessures en perpétuel processus de cicatrisation.
L’histoire anime aussi l’œuvre de Viviane Zenner : « Dans ce projet, je propose une série d’images affectées d’un certain trouble, qui plonge l’observateur dans un monde ponctué de traces et d’indices peauciers : celui de l’histoire pourtant bien réelle d’une compétition sportive de haut niveau. » Ainsi, dans ce processus, elle montre la pérennité d’attitudes, de mouvements, de relations entre les êtres, de corps à corps. Faisant écho aux portraits en noir et blanc, de plus petites images en couleur, présentées sous bloc de plexiglas dont il faut s’approcher, deviennent sculptures et s’installent dans l’espace. La particularité de ces sculptures photographiques c’est que Viviane Zenner les fait résonner avec certaines des plus grandes œuvres de notre culture. Elle ranime ainsi l’idée d’héroïsme que notre époque tend à mettre à distance, celle d’une Antigone, d’une Artémis, d’un Achille ou d’un Héraclès. Ce sont les corps héroïques qu’elle cherche dans ces images. Ici, les images renvoient à d’autres gestes, d’autres héros au travers de l’histoire. Les corps ont un langage qui se perpétue, traduisant une certaine énigme que les tensions sportives comme héroïques partagent pour ne faire qu’un.
Dans ces formes photographiques qui prennent le temps à rebours, les corps inscrivent leurs défaillances et leurs troubles, leurs coups et cicatrices. Si les Jeux Olympiques de Paris ont témoigné d’une dimension spectaculaire particulièrement exacerbée, ils ont aussi pu montrer ce qu’en d’autres temps l’image du sport ne reflétait pas, à l’instar des images de Leni Riefenstahl[8] Les dieux du stade. Viviane Zenner comme Sophie Ristelhueber proposent des points de vue qui offrent tout autre chose, où la mémoire de l’humanité n’est point gommée mais bien au contraire rappelée, ramenée à la surface du subjectile.
[1] Henri Cartier Bresson, Images à la sauvette, Paris, Verve, 1952.
[2] Voir à ce sujet l’ouvrage d’André Gunthert, L’instant rêvé, Albert Londe, avec Denis Bernard, préface de Louis Marin, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993.
[3] Ibidem, p. 30.
[4] L’ensemble du travail de l’artiste est visible sur son site internet sophie-ristelhueber
[5] Sophie Ristelhueber, What The Fuck ! Galerie Poggi jusqu’au 12 janvier 2025.
[6] Dominique Baqué, La photographie plasticienne. Un art paradoxal, Paris, Regard, 1998.
[7] François Coadou, Alain Coulange, Viviane Zenner, Perles de sel, Metz, ENd, 2023.
[8] Voir à ce sujet le documentaire d’Andres Vieil, Leni Riefenstahl. La lumière et les ombres, sorti en salles le 24 novembre 2024.