Pierre Michon, auteur français, s’est très vite consacré à la littérature et a obtenu sa reconnaissance dans ce champ à partir de 1984. Il a reçu différentes récompenses dont le grand prix du roman de l’Académie française pour les Onze, ouvrage dédié aux membres du Comité de salut public à la tête du gouvernement de l’an II. Bien que paru pour la première fois en 2009, ce livre semble particulièrement d’actualité aujourd’hui, au moment où la « Révolution » et les Républiques qu’elle a engendrées envahissent l’imaginaire collectif. Des débats à l’Assemblée nationale aux Jeux Olympiques de Paris, le nouveau récit national de cet épisode est dans toutes les têtes.
Dans les Onze, mêlant littérature et histoire, l’auteur tente à travers le récit d’un tableau imaginaire de rendre compte de ce qui a pu générer l’épisode de la Terreur.
C’est un peintre, François-Elie Corentin, qui est au cœur de la fiction. Adressant ses remarques à un interlocuteur masculin, l’artiste se projette dans la tête des révolutionnaires qui ont mené cette politique contestable. Il se sent proche d’eux et a l’impression de les comprendre. Ces hommes menaçants en 1794 sont, comme lui, des Limousins qui ont réussi à s’extraire de leur condition d’origine. Descendant lui aussi des maçons surexploités de la Creuse, il a pu, à la troisième génération, devenir peintre, mais le parcours réalisé a laissé des traces. Chaque étape a donné lieu à un rapport au monde difficile dont sa biographie atteste. Elle n’est cependant que le prototype d’une histoire sociale de plus grande ampleur.
L’accès au savoir a façonné chez ces Limousins un esprit de revanche. Les mères délaissées par les pères ne leur ont pas transmis l’ensemble des codes sociaux à maîtriser. Les onze, et le peintre qui va en faire le portrait, peuvent être généreux, mais ils n’ont pas les moyens de leur générosité. Bien que cultivés, ils sont malhabiles et excessifs. Le tableau et sa commande en sont la preuve criante. Que signifie pour Corentin cette acceptation de portraiturer ces caricatures d’humanistes ? Que signifie pour ces hommes qui ont mis à bas la royauté le besoin d’être glorifiés dans une peinture d’histoire ? Le tableau va exister, image ambiguë de « représentants du peuple fraternels, paternels et légitimes » et d’« un tyran à onze têtes ». Pour le peintre, tout homme est capable du meilleur et du pire. C’est ce que lui rappellent les cloches des églises qui, avant d’être fondues par ces commanditaires, chantaient la possibilité de rédemption. Une fois réalisée, la peinture trône en majesté au Louvre, ancien palais royal transformé en musée en 1793. Des visiteurs viennent la contempler. Parmi eux, de façon inattendue, l’historien du XIXe siècle Jules Michelet. Sa vision de cette période historique est cauchemardesque, mais pas désespérée. Comme Géricault qui dans l’Esquisse du radeau de la Méduse peint un bateau susceptible de sauver les naufragés, l’historien est sensible à l’espoir. Restant sur cette note positive, il voit dans l’œuvre de Corentin une des premières « Cènes » laïques. Cependant, Corentin sait que le peuple ne partage ni « le pain », ni « le vin » des représentants de son idéal. L’âme collective des onze, mise en avant dans le tableau, ne repose que sur leur communauté d’enracinement et se manifeste dans la peinture par leurs visages « plein d’effroi et d’emportement ».
Le texte ne se réduit pas à ce propos, il prend place dans un panthéon culturel ; Michon emplit son récit de peintres et de leurs tableaux, d’auteurs et de leurs personnages, d’historiens et des faits qu’ils ont mis au jour… Ces informations pléthoriques intriquées à l’histoire la soutiennent. Il ne s’agit pas de digressions perlocutoires comme chez Bouillier. Les incises de Michon portent exclusivement sur le sens. Les tableaux cités sont choisis pour être en parfaite adéquation avec l’écrit.
Ce choix stylistique ouvre la voie à plusieurs types de lectorat. Derrière le Monsieur auquel le peintre s’adresse, ce que l’époque traitée lui autorise, l’auteur interpelle à la fois l’expert, l’amateur de culture et le lecteur plus pressé, en offrant à chacun la possibilité d’apprécier le texte.
Le premier peut consolider ses connaissances et faire des découvertes. Michon mentionne, par exemple, des toiles détenues par des musées de province qui ne sont ni les plus fréquentés, ni les plus accessibles au moment de la lecture.
La tâche du deuxième est plus importante mais, grâce aux nouvelles technologies, il est, à son tour, en situation de s’adonner aux joies et à la frustration de la recherche pour mieux apprécier l’ensemble des dires de l’auteur.
Quant au lecteur néophyte, plus investi dans l’intrigue globale que dans son accompagnement savant, il est à même de glaner des connaissances, comme le vécu des maçons de la Creuse ou, par exemple, les ouvrages dans lesquels Balzac cite le peintre Girodet… L’auteur lui offre aussi le loisir de visualiser des paysages telles les écluses mais aussi bien d’autres « tableaux ». Il peut enfin suivre l’action du personnage dans les grandes scènes comme la commande du futur chef-d’œuvre ou la visite au musée.
Ce livre, pour qui en accepte la gageure référentielle, engendre, au-delà des connaissances et de la réflexion qu’elles suscitent, le plaisir de la trouvaille tout comme la jouissance d’une expérience in vivo. Tout le monde peut ainsi expérimenter un peu du vécu de ces Révolutionnaires-Limousins pour devenir « Lettré ».
Pierre Michon, Les onze, Gallimard, 2011, 144 pages.