Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. La chercheuse Savina Topurska propose aujourd’hui une enquête photographique évoquant le lien entre infrastructures sportives et pouvoir politique en Bulgarie post-communiste.
La Bulgarie n’a jamais accueilli les Jeux Olympiques bien qu’elle ait soumis plusieurs candidatures pour les Jeux d’hiver (1930, 1936, 1992 et 1994). Cette absence sur la scène olympique reflète la marginalisation des pays de l’ancien bloc de l’Est dans l’organisation de ces événements mondiaux, à l’exception de l’URSS (1980, à Moscou) et de la Yougoslavie (1984, à Sarajevo). Pendant la période communiste, le sport a occupé une place centrale, matérialisée par la construction d’infrastructures sportives ainsi que par des institutions officielles. Ce désir de bâtir en grand visait à renforcer l’identité collective, à projeter une image de modernité et à imposer l’idéologie totalitaire en impressionnant les masses.
L’analyse présentée ici porte sur les infrastructures sportives bulgares construites sous le régime communiste, mises en regard avec les résidences officielles des dirigeants de cette période durant laquelle les espaces sportifs étaient omniprésents, et leur devenir après 1989. L’approche s’appuie sur une combinaison d’archives photographiques historiques et d’une série d’images réalisées dans le cadre de ma recherche-création. Ces lieux, bien qu’ils ne soient pas des institutions classiques au sens strict, jouent un rôle essentiel dans l’inscription de la politique totalitaire dans l’espace public par le pouvoir qu’ils représentent. Par le prisme de la photographie, cette étude explore la façon dont ces lieux traduisent, à travers leur architecture, leur usage et leur dégradation, les tensions entre idéologie et pratiques sociales.
Les piscines municipales, les stades et les salles des sports destinés au peuple incarnaient une vision collectiviste du corps et de la société. Michel Foucault, dans son concept de « biopolitique »[1], évoque la manière dont le pouvoir s’exerce sur les corps pour les discipliner, les organiser et les rendre productifs. Conformément à cette conception, le sport, sous le régime communiste, n’était pas une simple activité physique encouragée par l’État mais bien une pratique structurée pour produire des corps normés et contrôlés, intégrés dans une logique d’obéissance et de dévouement à l’État.
Un exemple marquant peut être observé dans la photographie N° 1 qui documente des événements sportifs telles que la remise des prix aux champions en 1972 ou l’ouverture et la clôture de la Spartakiade[2] 1986. Au-delà de la célébration sportive, ces images révèlent une mise en scène minutieusement orchestrée où le sport devient une métaphore du pouvoir communiste. Les tribunes arborent le slogan « Sentinelle de la patrie », un message succinct qui souligne l’idée que chaque citoyen, et par extension chaque athlète, est porteur des idéaux communistes. Les figures géométriques complexes formées par des centaines de jeunes athlètes sur le stade créent une véritable machine à spectacle[3]. Il s’agit d’une organisation parfaite des corps. Ces images nous démontrent que le peuple est considéré comme une masse homogène dans laquelle il n’y a pas de place pour des individus ayant une sensibilité propre. Cette discipline et ces corps à l’unisson produisent une esthétique de la force et de la perfection[4], destinée à impressionner les spectateurs, tout en inculquant une idéologie de soumission au collectif[5]. Après la chute du communisme, une crise plurifactorielle s’installe dans tout le pays, et ses conséquences se font également sentir sur ces lieux, dont la plupart ne sont presque plus entretenus, voire totalement abandonnés.
Parallèlement à la construction de lieux destinés au sport, plusieurs résidences conçues pour l’usage des chefs d’État ont été édifiées en Bulgarie communiste. Parmi elles, la résidence « Sveti Vrach » à Sandanski, construite tardivement en 1985, avait pour objectif d’accueillir des délégations gouvernementales. D’après les témoignages, le chef d’État n’a jamais séjourné dans cette résidence mais tout était toujours prêt pour l’accueillir. Après la chute du régime communiste en 1989, cette résidence a été transformée en sanatorium public destiné aux enfants souffrant de problèmes respiratoires. Cependant, cet usage a été de courte durée : la résidence a rapidement été revendue au Fonds souverain d’Oman (OIA) et convertie en hôtel trois étoiles, sans aucune rénovation ni modification de l’intérieur. Seule l’ancienne salle de casino a été transformée en salle de sport pour permettre à l’hôtel d’obtenir sa troisième étoile. Depuis 2020, en raison de la pandémie de Covid-19, l’hôtel est fermé et laissé à l’abandon.
Au cœur de cette résidence, nichée dans la nature, se trouve une piscine de taille olympique. Contrairement aux piscines municipales qui matérialisent par leur vocation un idéal d’égalité et de communauté, cette piscine joue un rôle très différent. S’éloignant de la fonction collective des infrastructures publiques, elle incarne le luxe et la démonstration de pouvoir. Cette piscine et bien d’autres du même genre, réservées à une élite, ne sont pas des espaces de partage mais des objets symboliques conçus pour impressionner et afficher un statut social. Dans ce contexte, la piscine de « Sveti Vrach » peut être interprétée comme un « accessoire de démonstration » : elle reflète une consommation ostentatoire[6], un usage de biens ou de services non pour leur utilité intrinsèque mais pour afficher une position sociale. La piscine ne remplit donc pas simplement une fonction pratique ; elle devient un symbole de distinction sociale, matérialisant le pouvoir dans un environnement contrôlé.
En 2016, j’ai réalisé une série photographique à la résidence de Todor Jivkov, ancien chef d’État bulgare sous le régime communiste, en m’inspirant de l’œuvre d’Edward Hopper et du photographe tchèque Martin Kollar. Pour explorer ces espaces presque inhabités, j’ai choisi de photographier les vues à travers les fenêtres et les cadres architecturaux qui m’évoquaient un sentiment de vide, de dessuétude ou d’une projection du passé. Ces photographies sont des témoignages silencieux d’un passé révolu, figés entre mémoire et oubli.
En jouant « sur une forme d’hantologie visuelle »[7], ces images (lII, III, IV) explorent la manière dont ces lieux sont habités par les spectres du passé. L’hantologie, un concept développé par Jacques Derrida, se concentre sur ce qui persiste d’un passé révolu, hantant le présent de manière diffuse. Dans mon approche, la piscine est envisagée comme un espace spectral, conçu pour évoquer la persistance des traces du régime communiste, perceptibles à travers le vide et la désolation qui l’entourent. L’ancienne salle de casino, métamorphosée en salle de sport, révèle un autre aspect de cette mutation. Les équipements de fitness coexistent avec des lustres en cristal, créant une juxtaposition troublante entre des éléments représentant la force physique et les vestiges d’un luxe révolu.
Lors du travail d’enquête que j’ai mené auprès du personnel, notamment le maître-nageur, j’ai découvert que la salle de sport est utilisée par seulement quelques personnes de la ville, appartenant à l’underground bulgare. Il est surprenant de voir la façon dont ces individus se réapproprient les anciens lieux de pouvoir, leur insufflant de nouvelles significations tout en laissant entrevoir les tensions entre mémoire et transformation.
Ces deux exemples architecturaux et photographiques illustrent non seulement l’architecture du pouvoir mais aussi la transformation et l’évolution de ces espaces, souvent abandonnés ou détournés de leur usage initial. À travers ces lieux, un dialogue s’installe entre l’histoire officielle et les réalités sociales contemporaines. Ces témoins visuels questionnent une période d’un passé récent encore en quête de résolution, mais aussi des espaces où se manifeste la capacité humaine à réinvestir et redéfinir des territoires autrefois réservés au pouvoir. La photographie joue un rôle essentiel dans ce processus, non seulement comme outil de documentation, mais aussi comme moyen de critique. Par une approche qui conjugue ces deux dimensions, elle met en lumière les tensions entre l’idéalisation du passé et les désillusions du présent, entre mémoire et oubli. Elle capture les traces du régime communiste dans les infrastructures et les usages contemporains, tout en offrant un espace pour réfléchir à l’avenir de ces lieux.
Enfin, en ramenant ces espaces à la lumière, la photographie transcende son rôle de simple outil de documentation ou d’analyse critique. Elle devient un catalyseur, réactivant ces lieux figés par le pouvoir et les libérant de leur ancrage dans une logique autoritaire. Ainsi, les lieux autrefois figés dans une logique de contrôle totalitaire se transforment en espaces de réflexion, de création et, potentiellement, de renouveau. La photographie agit alors comme un pont entre les temporalités, un outil puissant pour déconstruire les narrations imposées et construire une mémoire collective plus nuancée et critique.
[1] Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, tome 1 : La Volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976. Collection « Tel », p. 177-182.
[2] La Spartakiade (en russe : спартакиада), créée par l’Internationale rouge sportive et le Conseil suprême de Culture physique de l’URSS, était une alternative aux Jeux olympiques, symbolisant l’internationalisme prolétarien. Inspirée de Spartacus, elle débute à Moscou en 1928 et s’étend aux pays socialistes dès les années 1960, devenant un événement sportif de masse, notamment pour la jeunesse.
[3] Debord, Guy, La Société du spectacle, Paris : Éditions Buchet/Chastel, 1967, Réédité par Gallimard, collection « Folio essais », 1992, 120 p.
[4] Andrieu, Gilbert, Force et beauté : histoire de l’esthétique en éducation physique aux XIXe et XXe siècles,
Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, 1992, 249 p.
[5] Robin Régine, Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot 1987, 347 p.
[6] Veblen, Thorstein, Théorie de la classe de loisir (1899), Paris. Ed.Gallimard, 1970, 183 p.
[7] Derrida, Jacques. Spectres de Marx : l’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris : Éditions Galilée, 1993, p.31-35
Bibliographie :
Andrieu, G., Force et beauté : histoire de l’esthétique en éducation physique aux XIXe et XXe siècles, Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, 1992, 249 p.
Bitter, M., & Weber, Socialist Moder : Architectural Cultures in Eastern Europe after 1956, Jovis Verlan, 2017, 248 p.
Crowley, D. & Reid, S.E., Socialist Spaces : Sites of Everyday Life in the Eastern Bloc, Berg Publishers, 2002, 288 p.
Debord, G., La société du spectacle, Paris, Ed. Buchet/Chastel, 1967, Réédité par Gallimard, collection Folio essais, 1992, 120 p.
Derriga, J., Spectres de Marx : L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Ed. Galilée, 1993, p. 31-35.
Foucault, M., Histoire de la sexualité, tome I : La Volonté de savoir, Paris, Collection « Tel », Ed. Gallimard, 1976, p. 177-182.
François, J., La transformation silencieuse : Vers une nouvelle esthétique de l’agir, Paris, Grasset, 2009, 111 p.
Régine, R., Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot 1987, 347 p.
Veblen, T., Théorie de la classe de loisir (1899), Paris. Ed. Gallimard, 1970, 183 p.
Walter, B., Petite histoire de la photographie, in Œuvres, Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, collection Folio Essais , Paris, Ed. Gallimard, 2000, p. 375-395.