Entretien avec Bryce Delplanque

Entretien avec Bryce Delplanque
Bryce Delplanque Growing Pansies, série MeetLife, fusain, encre et acrylique sur toile, 72 x 87 cm, 2023-2024 Courtesy de l’artiste & Galerie Prima
Méta  -   Hommages, pastiches et citations

Depuis 2023, l’artiste Bryce Delplanque travaille à un ensemble d’œuvres mêlant des éléments provenant de tableaux du Français Henri Fantin-Latour (1836 – 1904) et d’estampes du Japonais Utagawa Kuniyoshi (1797 – 1861). C’est à l’occasion de la présentation de cette série intitulée MeetLife dans un solo show du même nom donné à la galerie Prima que nous tentons de saisir son rapport à l’hommage, au pastiche et à la citation.

Orianne Castel : Pour commencer cet entretien, j’aimerais savoir si cette mise en relation des esthétiques de Fantin-Latour et de Kuniyoshi est la seule que vous avez réalisée ou s’il vous est arrivé de procéder ainsi avec d’autres artistes (ou si vous avez l’intention d’effectuer plus tard d’autres rapprochements) ?

Bryce Delplanque : Oui. En fait, cela arrive parfois, c’est une manière que j’ai de peindre. Avec les images. Je ne suis pas un peintre de “palette”, mon médium c’est l’image. Les images que je décide de reproduire, d’assembler, de juxtaposer. Par exemple, j’ai une série de peintures d’après des illustrations de magazines de boy-scouts des années 60/70 qui dialoguent avec d’autres images, dont certaines sont des détails de peintures, en particulier de l’Hudson River School. Il est souvent question dans mon travail de cette troisième image, celle qui procède de la juxtaposition de l’une et de l’autre.

 

O.C. : Dans cette série, vous reproduisez, avec une grande fidélité formelle, des compositions de Fantin-Latour. Pourquoi avoir voulu interpréter cet artiste ? Comment avez-vous rencontré son œuvre et qu’est-ce qui vous a intéressé chez lui ?

B.D. : Dès que je me suis intéressé à la nature morte, j’ai découvert les peintures de Fantin-Latour dans un livre. Intrigué, je suis allé les voir de près au musée d’Orsay. Ce fut un véritable déclencheur : j’ai commencé à examiner son travail plus en détail et à peindre à partir de ses œuvres. Pour moi, peindre est une manière de comprendre ce que je regarde et d’explorer ce que cela signifie. Très vite, j’ai saisi que ce qui me fascinait dans ses natures mortes, c’était sa façon unique de représenter l’espace domestique. Fantin-Latour ne s’inscrit pas dans une démarche naturaliste. Ses compositions sont souvent réduites à un simple coin de table, esquissé en quelques coups de pinceau. Pourtant, il parvient à suggérer une véritable sensation d’intimité. À travers sa peinture, il capte et retranscrit le climat de la pièce, l’ambiance lumineuse, cette atmosphère presque palpable qui fait écho à l’espace intime.

La nature morte étant intrinsèquement liée à la vie matérielle, je me suis aussi intéressé aux objets qu’il dépeint. Ces accessoires du quotidien – couteaux, verres, paniers, tasses – reviennent de tableau en tableau, il peint toujours les mêmes, il peint (d’après) ses objets. En approfondissant mes recherches, j’ai découvert qu’il peignait ces natures mortes chez lui, utilisant les fleurs de son propre jardin fraîchement cueillies le matin pour être peintes dans la journée avant qu’elles ne fanent.

Ce lien intime entre le temps de la peinture, les objets familiers et la domesticité m’a profondément touché. Tous ces éléments, subtilement encodés dans ses œuvres, créent une sensation d’intimité silencieuse qui m’a séduit dans ses peintures.

 

O.C. : Vous vous appropriez également des objets provenant de compositions de Kuniyoshi. Les musées français comportent moins d’œuvres de cet artiste japonais que d’œuvres de Fantin-Latour. Où avez-vous découvert son univers et qu’est-ce qui vous a plu dans son travail ?

B.D. : J’ai découvert l’univers de Kuniyoshi grâce au site de la BNF, un lieu incroyable où l’on peut accéder à des livres entiers d’estampes en haute définition. On peut zoomer, explorer chaque détail, et se promener dans les images comme si on les avait entre les mains. C’est à la fois un plaisir et un outil de travail essentiel, qui a notamment joué un rôle central dans l’écriture de mon mémoire de fin d’études à la Villa Arson. Ce mémoire portait sur la perspective dans les estampes, et plus particulièrement sur les scènes de genre chez Kuniyoshi.

Ce qui m’a séduit chez lui, c’est son style singulier et la manière dont il se distingue parmi ses pairs. J’ai été captivé par sa façon de composer dans l’espace de la page, avec des agencements dynamiques et structurés qui attirent immédiatement le regard. Mais, ce qui m’a vraiment marqué, c’est son usage de la couleur. Ses palettes sont très contrastées, vives, et elles insufflent une énergie unique à ses œuvres. De plus, Kuniyoshi accorde une attention méticuleuse aux détails, en particulier aux textures, ce qui enrichit encore davantage ses estampes.

Enfin, un autre aspect fascinant de son travail réside dans les imperfections inhérentes à la technique d’impression. L’estampe, en tant que procédé mécanique et sériel, peut parfois engendrer des bavures, des décalages ou d’autres erreurs imprévues. Ces petites imperfections techniques me passionnent tout autant.

 

O.C. : Les œuvres de la série que vous proposez sont toujours constituées d’une composition de Fantin-Latour à laquelle vous êtes venu ajouter un objet provenant d’une composition de Kuniyoshi. Ce n’est jamais l’inverse. Comment expliquez-vous cette répartition entre le « tout Fantin-Latour » et le « fragment Kuniyoshi » ? Est-ce une question de degré de proximité que vous entretenez avec l’œuvre de l’un et celle de l’autre ou est-ce autre chose ?

B.D. : On rentre dans le vif du sujet ! Dans cette série, j’ai voulu explorer la nature morte et, plus largement, la manière dont les artistes choisissent de représenter des objets simplement pour ce qu’ils sont. Cette quête de beauté dans le banal, dans le quotidien, m’intéresse particulièrement. Ces objets, souvent considérés comme insignifiants, deviennent dignes d’attention et sublimés à partir du moment où ils sont regardés par l’artiste.

Les objets colorés issus de l’univers de Kuniyoshi, intégrés dans les représentations inspirées de Fantin-Latour, agissent comme un véritable produit de contraste dans une solution. Une infime quantité suffit à éclairer et à révéler la perception que j’ai de la nature morte, un genre souvent perçu comme mineur et galvaudé dans le prisme de ma culture occidentale.

Le sublime des objets de Kuniyoshi réside dans le fait qu’ils me sont étranges, car étrangers. Je ne comprends pas tous les objets que je trouve dans ses estampes, je ne peux pas toujours les nommer. Les introduire dans le contexte d’une nature morte leur donne un rôle équivalent à celui des objets subtilisés dans les compositions originales.

Cela me permet de questionner cette hiérarchisation implicite des genres en peinture, tout en offrant une nouvelle lecture de la nature morte, à la croisée de cultures et de sensibilités différentes. J’ai voulu que ce dialogue avec une culture autre se ressente dans mes peintures. Mon regard, forcément situé, porte sur ce mode de représentation, et cette distance culturelle introduit une tension : face à mes peintures, on sait ce qu’on regarde, mais ces objets étranges – qui contrastent souvent par leur couleur vive – attirent l’attention et déstabilisent. Cela explique le ratio Fantin-Latour +++ / Kuniyoshi +.

Dans des séries précédentes, j’avais tenté l’inverse : reléguer l’estampe au second plan, en faire un décor pour un sujet principal au premier plan. Mais je n’étais pas satisfait. L’approche que j’utilise aujourd’hui me semble bien plus intéressante : elle met sur un pied d’égalité tous les éléments de la composition et donne plus de place à l’étrangeté et à la résonance entre les objets.

 

Bryce Delplanque
Bunch of Tulip and China, série MeetLife, fusain, encre et
acrylique sur toile, 67 x 55 cm, 2023-2024
Courtesy de l’artiste & Galerie Prima

 

O.C. : Je parlais, concernant vos compositions inspirées de celles de Fantin-Latour, de fidélité à la forme. C’est moins vrai des couleurs puisque vous reproduisez au fusain, et donc en noir et blanc, des compositions qui ont été exécutées à l’huile et en couleurs. Pourquoi ce premier geste de détournement ? Qu’est-ce que cette dépigmentation signifie pour vous ?

B.D. : Effectivement, même si j’évacue la couleur de ces peintures, ce qui m’a plu, c’est aussi d’être fidèle à la facture de peinture de Fantin-Latour. Je reproduis ses coups de pinceaux, sa manière de poser la peinture (avec des outils de dessinateur) et, si je n’avais pas opéré ce décalage en retirant la couleur, mes coups de pinceaux se seraient superposés et fondus avec ceux de Henri Fantin-Latour. Cette dépigmentation, ce passage au noir et blanc, permet donc de créer une distance tout en restant fidèle à la structure et à la gestuelle de son travail. C’est un moyen de réinterpréter sans effacer.

J’ai aussi beaucoup regardé de peintures en reproduction dans de vieux ouvrages, et je dois dire que mon goût pour la peinture n’a d’égal que celui pour les livres et les images imprimées. Sur papier, avec de l’encre, souvent en noir sur blanc. Cela joue aussi, car ces désirs de peindre naissent souvent dans des livres.

Je pense par ailleurs que la nature morte est un genre de peinture totalement intégré dans notre imaginaire commun occidental/européen, et je trouvais juste cette manière de représenter cet archivage pictural mental en noir et blanc d’un genre que l’on pourrait concéder comme ayant perdu de sa superbe.

Pour être franc, le fusain est aussi un moyen de peindre qui me permet d’aller vite, sans les temps de séchage, ce qui me permet d’assouvir mon désir encore plus rapidement. C’est un peu comme lorsqu’on est assoiffé : un grand verre d’eau fraîche est bien plus jouissif lorsqu’il est bu d’une traite que siroté à la paille.

 

O.C. : Vous restez en revanche fidèle aux couleurs de Kuniyoshi, n’est-ce pas ?

B.D. : Effectivement, j’essaye d’être aussi proche des couleurs des encres de l’estampe mais, cette fois-ci, j’évacue tout geste, toute trace ou tout indice de l’usage de pinceaux. L’estampe étant une technique d’impression sérielle sur papier, il n’y a pas de trace de la main. La seule présence de la main réside dans les erreurs de calage entre deux couleurs, les bavures, les dérapages, les superpositions, et j’apprécie également de garder ces imperfections dans le dessin des objets.

 

O.C. : Les spectateurs français connaissent sans doute mieux Fantin-Latour que Kuniyoshi et, pour cette raison, seront sans doute frappés par l’irruption dans son univers de ces objets venus d’ailleurs, mais il me semble que la transformation que vous faites subir à l’univers de Kuniyoshi est finalement plus importante. En effet, les compositions de l’artiste japonais sont souvent pleines de mouvements, de bruits, avec des objets qui sont imbriqués les uns dans les autres, et vous, vous en isolez certains pour les apporter dans l’univers silencieux et immobile de Fantin-Latour. Seriez-vous d’accord pour dire qu’en dépit du traitement plus fidèle (en termes de couleur et de facture) des formes que vous empruntez à Kuniyoshi, vous vous autorisez une plus grande liberté dans l’interprétation de son œuvre globale ? Et si oui, pourquoi selon vous ?

B.D. : Figurez-vous que je n’ai jamais rencontré de spécialiste ou même de sympathisant latourien ! En réalité, la nature morte est souvent perçue comme relevant d’un traitement naturaliste plutôt que domestique, du moins dans l’imaginaire collectif – je pense, par exemple, à Chardin. Ce qui distingue Fantin-Latour, c’est l’espace intérieur, intime. J’ai fini par comprendre que c’était cette spécificité qui me fascinait chez lui, bien plus que la nature morte en tant que genre (comme expliqué plus haut). Quant aux objets de Kuniyoshi que j’intègre dans mes peintures, ils proviennent d’estampes de théâtre présentant les personnages dans des espaces domestiques. Je prélève un objet directement dans le décor, mais le changement majeur, au-delà de leur transfert d’un continent à l’autre, réside surtout dans l’évacuation des personnages qui accompagnent ces scènes pour les introduire dans l’univers silencieux et immobile de Fantin-Latour. Il s’agit plus d’un changement de contexte que d’une réelle réinterprétation. Les objets n’accompagnent plus un portrait de personnage, leur statut change, ils deviennent le sujet même de ma peinture, comme de véritables portraits d’objets.

 

O.C. : Ces objets sont également présents dans vos titres : « Bunch of Tulip and China », « No tea, No shade », etc. Cependant, vos titres ne décrivent pas seulement ce qui est représenté mais disent quelque chose de la façon dont vous abordez, en tant qu’artiste, la représentation. Pouvez-vous nous en expliquer quelques-uns ?

B.D. : La nature morte est l’art qui se consacre à montrer l’objet et, de cette façon, le penser. J’aime la phrase de Wacjman qui dit que les mots sont les mains de la pensée pour se saisir des objets. D’où l’importance des titres. En nommant, ils donnent à voir la peinture d’une certaine manière. Mes titres sont souvent à double sens, peuvent être compris selon différents niveaux de langage. Les titres de Fantin-Latour sont toujours extrêmement descriptifs, presque comme un inventaire des choses à voir. J’essaie de partir sur le même mode mais en y ajoutant un décalage contemporain. Par exemple, j’ai travaillé à partir d’une nature morte intitulée Still Life with a Carafe, Flowers and Fruit, qui est devenue Booze, Pot and Peaches. Comprenez : de la « picole », un pot ou/et du cannabis, et des pêches. En jouant sur le double sens du mot « peaches » en argot (slang), qui peut évoquer la sensualité ou l’attirance physique, le titre transforme la perception de l’œuvre en jouant sur un rapport presque hédoniste à la nature morte. Aussi, le choix des titres me permet de rendre explicite ce regard actuel et situé que je porte sur la nature morte en tant que tradition artistique.

 

O.C. : Vous parlez de « regard situé », comment qualifieriez-vous votre rapport aux peintures plus anciennes ? Êtes-vous du côté de l’hommage, du pastiche ou de la citation ?

B.D. : Clairement, je ne suis pas dans le pastiche. Je n’ai pas du tout une approche ironique, et je n’ai aucun intérêt à copier un style dans le but de tromper ou de duper. Mon travail n’a rien à voir avec la volonté de parodier ou d’imiter.

Il est difficile de dire si je suis dans l’hommage ou dans la citation. Je pense qu’un hommage peut inclure des citations, mais qu’une citation n’est pas nécessairement un hommage.

Mon travail est avant tout citationnel car il s’appuie directement sur des œuvres préexistantes. Cependant, il est également nourri par un profond sentiment d’empathie pour l’œuvre de Fantin-Latour, et une curiosité intense pour les objets et le mode de représentation des estampes de Kuniyoshi.

La citation, pour moi, n’est pas simplement un geste de reproduction ou de détournement ; elle devient un moyen d’entrer en dialogue avec ces artistes, de m’impliquer dans un échange visuel. Je dirais donc que je me situe dans une forme d’hommage que je qualifierais d’analytique, une sorte d’hommage postmoderne, en ce sens que je revisite l’œuvre tout en déconstruisant les codes, les significations ou les conventions qui lui sont associés. Cela permet de rendre hommage, tout en ouvrant un espace pour un dialogue critique et une nouvelle interprétation face à mes peintures.

 

Bryce Delplanque
Pears and Bills, série MeetLife, fusain, encre et acrylique sur
toile, 93 x 79 cm, 2023-2024
Courtesy de l’artiste & Galerie Prima

 

O.C. : Vous semblez vous emparer du genre de la nature morte mais en même temps vous ne composez pas à partir d’éléments inanimés que vous auriez chez vous mais d’éléments inanimés trouvés chez d’autres artistes, et vous appelez cette série Meetlife, un mot qu’on pourrait presque considérer comme l’antonyme de « nature morte ». Diriez-vous que vous faites des natures mortes ou des images de natures mortes ? Pourrait-on dire que vous êtes aussi du côté de la citation par rapport à ce genre pictural ?

B.D. : Si la nature morte est « l’art de l’attention portée aux choses », je dirais que ma série Meetlife résulte de l’attention portée à la nature morte elle-même, qui porte déjà attention aux choses. L’objet que je scrute, ce n’est pas la corbeille de fruits en tant qu’objet mais la peinture de la corbeille de fruits. C’est un peu méta dit comme ça, mais c’est vraiment ce pour quoi je peins : pour comprendre ce que je regarde. Je tiens beaucoup à cette dimension conceptuelle dans mon travail.

Donc, non, je ne fais pas de natures mortes. D’ailleurs, j’aime assez peu le terme de « nature morte » car il est dépréciatif et, à mon sens, il ne rend pas justice à ce genre que je trouve passionnant. Ce n’est pas un genre attaché à la vanité ou à l’immobilité, mais un genre extrêmement vivant, plus une peinture de regards qu’une peinture d’objets. Aussi, j’ai voulu appeler ma série MeetLife pour aller à l’encontre de cette immobilité associée à la nature morte, ou « Still Life » en anglais. Et puis, j’aime cette idée que des objets peuvent se rendre visite (to meet = rendre visite), se rencontrer les uns les autres, sortir de leur cadre, sortir de leur contexte. C’est cette dynamique que j’essaie de rendre visible dans mes peintures.

 

O.C. : Vous disiez tout à l’heure travailler à partir d’illustrations imprimées. C’est une question que je voulais vous poser car j’ai vu, par exemple, que le tableau de Fantin-Latour « Citron, pommes et tulipes » dont vous vous êtes inspiré pour réaliser « Bunch of Tulip and China » est conservé au Musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg. Peignez-vous aussi d’après écran ?

B.D. : Je consomme beaucoup de peintures à travers des livres et sur internet ; mais, dès que j’en ai l’occasion, je vais aussi voir les œuvres en vrai. Dès que je le peux, je vais visiter un Fantin-Latour ! Google Images, c’est un peu comme un site de rencontre – ça facilite l’accès, en attendant la rencontre physique. Cela dit, ça n’empêche pas de créer un lien. Si jamais j’allais à Saint-Pétersbourg, la première chose que je ferais, ce serait probablement d’aller au musée et de voir Citron, pommes et tulipes. Ça serait sans doute un moment très spécial !

 

O.C. : Je vous posais cette question parce que vous peignez donc souvent d’après images, c’est-à-dire à partir de peintures vidées de leur matérialité ; aussi, je me demandais quel sens revêtait pour vous le fait de monter vos toiles sur des châssis aussi épais ?

B.D. : Concernant la matérialité de mes toiles, cela ne relève pas d’un manque de tangibilité, mais d’un sujet tout autre qui est devenu de plus en plus important pour moi à mesure que j’ai commencé à considérer la peinture comme un objet, et non plus seulement comme une surface picturale. J’utilise des châssis épais, et mes toiles ont des bords larges qui sont des espaces de peinture à part entière.

Les bords de peintures sont souvent l’endroit de la coulure, de la dégoulinure – ce qui me plaît beaucoup, d’ailleurs. Ce sont des zones liminales, un peu comme des « no man’s land » entre la peinture et le mur.

J’ai compris qu’il s’agit là d’une frontière entre la chose peinte, la cosa mentale (comme disait notre ami de Vinci) et l’espace domestique, ce qui relèverait des arts décoratifs. C’est un sujet qui m’intéresse vraiment, un positionnement particulier, surtout quand on parle de la nature morte, un genre souvent considéré comme mineur parce qu’il est perçu comme décoratif.

Mais, peut-être que ce lien à la domesticité ne réside pas seulement dans la trivialité des sujets traités mais aussi dans la peinture elle-même, envisagée comme un élément décoratif d’intérieur. C’est cet aspect de la peinture que j’apprécie particulièrement : l’idée que l’œuvre, en tant que nature morte, puisse devenir un objet intégré dans un espace intime, un élément décoratif tout en étant une réflexion sur l’objet en soi.