Apophénies et Intelligences auto-génératives au Centre Pompidou

Apophénies et Intelligences auto-génératives au Centre Pompidou
Holly Herndon et Mat Dryhurst 17.12.2022 5 :44 2023 ©Centre Pompidou
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Le Centre Pompidou, en collaboration avec Kadist, présente « Apophénies, Interruptions : Artistes et intelligences artificielles au travail », une exposition réunissant six installations d’artistes internationaux qui utilisent pour l’occasion l’intelligence artificielle générative comme un outil de création.

Dans le cadre de son programme Moviment dédié à la création contemporaine, le Centre Pompidou a lancé en juillet 2023 une collaboration sur 3 ans avec Kadist, organisation franco-américaine consacrée à l’art contemporain. Cette initiative se déploie à travers des expositions et des conférences qui explorent le dialogue entre l’IA, les technologies liées au son et à l’image, et la création artistique.

Pour leur première exposition conjointe, les commissaires Marcella Lista du Centre Pompidou et Joseph del Pesco de Kadist se réfèrent au concept d’apophénie. Ce terme issu du champ psychiatrique désigne la tendance à percevoir des liens entre des évènements a priori décorrélés. Schizophrénie, paranoïa ou encore pensée magique, rumeur et théorie du complot résonnent avec ce terme.

Appliquée à la technè, l’idée d’apophénie a déjà été évoquée par l’artiste et théoricienne Hito Steyerl en 2016 dans son article « A Sea of Data : Apophenia and Pattern (Mis-) Recognition »[1]. Elle y définit l’apophénie comme la propension des IA à identifier des modèles d’occurrences ou des significations dans des ensembles de données aléatoires. Ce phénomène découle de surinterprétations ou de biais de la part des algorithmes vis-à-vis des données analysées. Une forme d’hallucination technique.

Pour Joseph del Pesco, il s’agit d’expérimenter ces failles de logique, ces interruptions ou bugs produits par le processus de reconnaissance des formes, caractéristiques des « boîtes noires » que sont les IA génératives. Comme le cerveau humain, l’IA élabore des schémas face à l’incertitude, ce qui peut entraîner des incohérences, voire des formes de chaos.

Pour Apophénies, Interruptions, les artistes élaborent des propositions conceptuelles à partir de ce champ de recherche.

Éric Baudelaire (1973) présente En attendant le récit / Tales of Narrativelessness (2024), une conversation entre trois intelligences artificielles, issues des modèles de langages ChatGPT, Claude et Mistral. Conçue comme une pièce de théâtre improvisée, l’œuvre attribue un personnage à chaque agent conversationnel qui disserte sur des thèmes imposés tels que l’inquiétude suscitée par l’IA ou la fin des grands récits. Toutes les sept minutes, une nouvelle pièce commence avec une rotation des personnages et des thématiques. Dans l’espace d’exposition, l’installation se compose de trois bancs disposés en triangle à l’intersection desquels trois enceintes conversent entre elles. Chaque enceinte est reliée, par un ordinateur, à une IA spécifique et à un logiciel qui vocalise le texte généré. Un grand écran retranscrit les dialogues des trois personnages. Au mur, une gravure des lignes de code témoigne de la trace de ce processus algorithmique. L’œuvre met en évidence une alternance entre logique humaine et absurde, soulignant la part humaine et non humaine des algorithmes conçus par des humains. Elle interroge aussi le sens du hasard dans un contexte technique.

Black Ship (2024) de l’artiste Auriea Harvey (1971) est composée d’un prototype conceptuel de navire transatlantique mêlé à des corps noirs, réalisé en impression 3D, ainsi que d’une version monumentale, sculptée en bois noir, fer et verre bleu turquoise. Cette œuvre résulte d’un échange entre l’artiste et le logiciel Midjourney, dans une version antérieure aux restrictions de termes sensibles, abordant le thème de l’esclavage. À partir d’images de bateaux d’esclaves sollicitées par l’artiste, le logiciel génère une création visuelle qui est ensuite réalisée dans l’espace réel. Auriea Harvey évoque la représentation de « quelque chose d’inhumain par un système inhumain ».

Holly Herdon (1980) et Mat Dryhurst (1984) poussent plus loin l’expérience de l’intime avec I’m Here 17.12.2022 5 :44 (2023). Ils confient le récit d’un épisode traumatique personnel et de rêves fragmentés à une IA, et lui demandent de traduire ces données en vidéo en suivant des indications formelles réalistes et pop. Le résultat est une animation figurative, à l’image lisse et extrêmement colorée, ponctuée d’effets flous et surréalistes. L’œuvre pose la question de l’interprétation du sensible par l’IA et de son filtrage des éléments de la vie humaine.

Pour l’œuvre Errorism (2021), Agnieszka Kurant (1978) a collaboré avec une équipe d’ingénieurs du MIT Media Lab afin de réaliser des œuvres qu’elle pourrait créer dans le futur à partir de photographies et d’écrits sur son travail. Une fois généré par l’IA, le résultat se matérialise sous la forme d’une animation holographique. L’œuvre exposée est une projection en lumière bleutée représentant un arbre ou une éolienne en trois dimensions. Le titre Errorism est également une proposition de l’IA. L’artiste n’est intervenue à aucune étape du processus créatif. L’œuvre soulève des questions de définition de l’humain comme suite statistique, l’IA mettant en avant des schémas qui tentent de définir le travail de l’artiste et de projeter son évolution future. Elle interroge aussi la notion de l’auctorialité, et du statut de l’œuvre créée sans l’intervention de l’artiste.

Ainsi, les œuvres présentées interrogent la technologie, souvent à travers un prisme sociétal : mémoire collective, réalité statistique, avenir des grands récits alimentés par l’IA, art conçu sans artiste, algorithme empathique d’une expérience intime… Elles abordent des problématiques éthiques, économiques et politiques, à l’instar de nombreux think tanks spécialisés ou sociétaux.

Mais qu’en est-il de la forme ? Les œuvres créées par IA semblent souvent partager une esthétique commune, oscillant entre figuration, hyperréalisme digital et distorsions surréalistes. Cette esthétique récurrente soulève la question de l’homogénéisation des formes, et de l’IA comme outil de création. Les artistes devraient-ils participer aux côtés des ingénieurs à la conception même des algorithmes ? ainsi qu’à la sélection des données d’entraînement afin de façonner leurs propres outils et concevoir de nouvelles formes ?

Le prochain opus de la collaboration entre le Centre Pompidou et Kadist portera sur l’IA en tant qu’outil curatorial.

« Apophénies, Interruptions : Artistes et intelligences artificielles au travail » est à découvrir jusqu’au 6 janvier 2025 à la Galerie 3 du Centre Pompidou. Les artistes présentés sont : Agnieszka Kurant, Auriea Harvey, Éric Baudelaire, Holly Herdon et Mat Dryhurst, Ho Rui An et Interspecifics.

 

 

[1] https://www.e-flux.com/journal/72/60480/a-sea-of-data-apophenia-and-pattern-mis-recognition/