Âgé d’une quarantaine d’années, Richard Höglund est un artiste américain vivant et travaillant en France. Régulièrement exposées à New York, à Londres, à Bruxelles ou à Paris, ses peintures explorent ce que signifie l’activité de peindre. Pour poursuivre notre réflexion sur les « hommages, pastiches et citations », Orianne Castel s’entretient avec lui à propos de sa série Tür, un ensemble de dessins réalisés en hommage à Albrecht Dürer.
Orianne Castel : Votre série Tür a pour thème la richesse sémiologique de l’œuvre d’art mais nous pouvons aussi considérer qu’il s’agit d’un hommage aux œuvres de Dürer puisque vous avez choisi d’étudier les possibilités sémantiques de ses gravures. Quel a été l’élément déclencheur à ce travail ?
Richard Höglund : À l’époque, j’étais très concerné par les catégorisations des signes telles qu’elles sont décrites par Charles Sanders Peirce. Je voulais que le dessin soit lisible à travers ces catégories, que les marques et les traits soient des vestiges indiciels de leur fabrication mais aussi des vecteurs nous menant vers des formes représentatives et symboliques ainsi que des indicateurs du sens culturel au-delà du visible.
Je m’interrogeais sur les limites de la représentation, sur la richesse de la signification mais aussi sur son impossibilité. Je m’intéressais à l’obscurité du référentiel comparée à l’accessibilité des choses « représentées » ou telles qu’elles paraissent, et à l’échec de la pulsion mimétique. En même temps, je me suis penché sur les modèles d’apprentissages traditionnels où l’élève copiste apprend du maître. Les écoles d’art que j’ai connues n’avaient plus recours à l’apprentissage par imitation.
Le dessin permet de comprendre. Je pensais que si le dessin d’observation m’aidait à voir la nature du monde qui m’entoure, il m’aiderait également à voir la nature d’une œuvre d’art. Je voulais donc développer une pratique de dessin « d’observation » dans un premier effort mimétique. La recherche requise pour mon projet était totale : études de l’iconographie de l’époque, études des techniques du dessin et de la gravure, études historiques, études de la vie de Dürer et de son entourage tel Erasmus ou Sébastien Brant. Je voulais me plonger dans les possibilités de l’œuvre d’art, et je trouvais en Dürer un océan.
O.C. : Réalisée en 2005, cette série ne comporte pas moins de soixante et un dessins qui font tous référence à des œuvres très précises. Sur combien de gravures de Dürer vous êtes-vous appuyé ?
R.H. : Dürer a fait plus d’une centaine de gravures durant sa carrière. J’ai fait une sélection d’une soixantaine qui privilégiait les scènes narratives ou symboliquement chargées. Je me suis limité aux spécificités des gravures faites au burin. Sinon, il m’aurait fallu deux vies dont une dédiée entièrement à la recherche autour de son œuvre.
O.C. : Comment avez-vous procédé ? Êtes-vous allé les voir dans les musées ? Avez-vous travaillé face à des livres ou même avec des images imprimées pour pouvoir, dans un premier temps, écrire directement dessus ?
R.H. : J’ai fait une partie de mes études à Strasbourg et c’est ce qui a motivé la conception du projet. J’avais en effet l’habitude de visiter les collections d’œuvres sur papier, et le Cabinet des estampes et des dessins de Strasbourg contient de beaux exemples de l’œuvre de Dürer. Ces visites étaient enrichissantes mais inutiles en pratique pour un travail d’observation soutenu. L’essentiel du travail a donc été fait avec une édition qui reproduisait avec fidélité la totalité de son œuvre gravée.
O.C. : On peut reconnaître certaines gravures dans quelques-unes de vos propositions mais ce n’est pas toujours le cas. Comment analysez-vous cette persistance ou cette disparition du modèle d’un dessin à l’autre ?
R.H. : Lorsqu’on dessine un arbre, on doit omettre la plupart du visible. La sélection est l’œuvre. Les choix font l’œuvre. La mimesis est une volonté de tendre vers la réalité mais elle n’y parvient pas, n’y parviendra jamais. Le dessin d’observation tel que je l’ai conçu me permettait d’appliquer cette procédure mimétique de sélection à une procédure de sélection existante, à la médiation d’autrui qui est une œuvre d’art. En dessinant un Dürer, la composition a toujours été une reprise plus ou moins explicite. Par la suite, j’ai pu reprendre, traduire ou omettre des éléments selon mes attirances envers la nature des traits, la lumière, les éléments allégoriques, etc.
O.C. : Vous transmutez les gravures de Dürer sous forme de schémas, écritures, indices, au point que parfois d’autres références prennent le pas. Je n’ai pu m’empêcher, par exemple, de ressentir la présence de Vassily Kandinsky à travers vos signes abstraits. Reconnaissez-vous cette influence et en voyez-vous d’autres ?
R.H. : Le rapport avec Kandinsky que vous évoquez provient du désir partagé de reconnaître la résonance spirituelle que portent les formes lorsqu’elles naissent d’une intuition affûtée. Mon choix de faire des dessins « d’observation » des œuvres de Dürer était mu par la conviction que l’abstraction peut être profondément liée à l’expérience humaine dans toute sa richesse. Je me lamentais des conceptions américaines d’une peinture n’évoquant qu’elle-même et niant tout narratif en dehors de son existence propre. L’œuvre d’art, pour moi, ne pouvait pas exister en dehors de notre volonté humaine de comprendre, de lier, de comparer, de se souvenir. Je voulais une abstraction qui ne soit ni un simple expressionnisme, ni un labyrinthe d’obscurité, ni de l’art for art’s sake, mais un champ libre liant spiritualité, éthique, esthétique, culture, histoire et mythologie avec le monde, sa matérialité, et la physicalité d’être.
O.C. : J’ai pensé à Kandinsky notamment en raison de l’apparence musicale du langage que vous déployez. Vous aviez déjà fait allusion à la musique et à ses qualités structurelles à propos de votre série Four Quartets; la musique est-elle importante dans votre pratique ?
R.H. : Absolument, car je veux que la peinture fonctionne de la même manière que la musique. Je partage ce désir avec Kandinsky bien sûr. J’ai été beaucoup influencé par les dessins de Iannis Xenakis et Jorinde Voigt, par Treatise on the Veil de Cy Twombly, ou bien par la relation entre Rothko et Mozart.
O.C. : Au sein du vocabulaire que vous déployez dans cette série, certains signes reviennent d’un dessin à l’autre (les rectangles composés de trois rectangles, les flèches, les lettres en majuscules ou les chiffres romains). S’agit-il de notations « esthétiques » ou est-ce que chacun d’eux renvoie toujours au même élément dans l’œuvre de Dürer ?
R.H. : Dans le cas des répétitions, il s’agit des traductions, retranscriptions, ou systèmes (d)évolutifs de notation. J’aime les traductions car dans la traduction une énergie forte est émise (puis perdue comme un photon lorsqu’un électron se contente d’une orbite inférieure).
O.C. : Je vous posais cette question car je sais que vous considérez le dessin comme la forme artistique la plus expressive. Comment avez-vous concilié votre spontanéité (perceptible à travers vos gestes qui semblent toujours très fluides) à ce travail rigoureux de « traduction » ?
R.H. : L’émission d’énergie que je viens d’évoquer apparaît au moment exact où, dans le travail, le geste se libère de la rhétorique structurelle sous-jacente à l’étude pour devenir spontané. Dans le parcours de l’apprentissage, il y a de plus en plus d’espace pour la spontanéité, mais au départ c’est la rigueur qui doit prendre le dessus. Les dessins en question ont été exécutés il y a désormais vingt ans. En tant que mauvais apprenti, j’ai voulu, à cette époque, imposer mes conceptions du dessin à ces études. Toutefois, un vrai travail de copiste aurait été inutile pour mes explorations sémiologiques. Tür a donc été plus qu’un exercice d’apprentissage. Aujourd’hui, je vois dans cet hommage à Dürer les fondations de ma manière de passer d’une histoire à une picture de l’histoire.
O.C. : Personnellement, je vois cette série comme une sorte de définition de l’hommage dans les termes suivants : « rendre hommage à un artiste c’est connaître son œuvre si intimement que l’on est obligé d’inventer un langage personnel pour en rendre compte ». Seriez-vous d’accord avec cette conception ?
R.H. : Je dirais que connaître l’œuvre d’un artiste intimement c’est lui rendre hommage. En faire quelque chose n’est pas obligatoire. Dessiner Dürer m’a permis de connaître Dürer intimement mais aussi de comprendre la nature des signes visuels. Inventer un langage personnel était nécessaire pour que mes dessins puissent exister. L’hommage, en repensant l’œuvre de l’autre, fait naître une chose qui a existé autrefois, autrement.
O.C. : Il y a aussi, parmi le vocabulaire que vous utilisez ici, des mots rendus illisibles par la superposition. C’est un procédé que vous avez exploité de façon systématique plus tard à l’occasion d’une autre série consacrée à Barnett Newman mais qui me semble résumer ce que vous faites dans cette série : nous signifier simultanément qu’il y a un langage et que ce langage est indéchiffrable. Qu’en pensez-vous ?
R.H. : La répétition de l’écriture produit un court-circuit du système de notation mais pas nécessairement du sens, ou plutôt elle privilégie la forme c’est-à-dire le sens visuel. Dans la série Tür, ce phénomène est exploré par moments, par petites touches, mais, dans la série Cantos que vous évoquez, l’écriture se répand en surfaces plus étendues. Elle devient alors ton, champs, plan… La cadence quitte les ruminations terrestres et tend vers le sacré. Dans ce travail dédié à Newman, et plus tard dans ma série de Sea Pictures qui en est issue, je voulais que mes mots retrouvent la dimension sacrée de l’illisibilité. Je l’ai fait par le rituel de découpler le mot et le sens, par la répétition et par l’exagération du geste même de l’écriture.
O.C. : La série dont nous parlons aujourd’hui, celle dont sont nées nombre de vos interrogations actuelles, se nomme Tür ; à quoi ce titre fait-il référence ?
R.H. : Le mot « Tür », qui signifie porte en allemand, fait référence au nom de famille que portait Dürer avant d’émigrer de Hongrie. Il se nommait alors Ajtos, ce qui signifie « porte ». Ce mot m’a arrêté car, si je considère le rectangle de la peinture ou du dessin comme une fenêtre, il me semble que la densité symbolique au sein de la surface plane fonctionne comme une porte.
O.C. : Oui, vous avez d’ailleurs écrit quelque part : « Chaque gravure de Dürer est une porte qui s’ouvre sur un jardin symbolique et un trésor de signification. Les dessins de Tür tracent les recherches et les découvertes faites en parcourant les allées de ce jardin ». Pouvez-vous nous dire ce qui, rétrospectivement, vous a le plus marqué dans l’œuvre de Dürer et ce qui, peut-être, continue d’influencer votre œuvre ?
R.H. : Tür a été si fondateur pour moi que je ne pourrais pas imaginer mon travail autrement. Sa pratique était loin des idées sur le dessin de Richard Serra ou d’Agnes Martin auxquels j’étais très attaché. J’ai découvert l’œuvre de Dürer en même temps que j’ai quitté les États-Unis dans l’espoir de retrouver les racines culturelles coupées par l’anti-intellectualisme américain. J’étais initié à la mythologie grecque, à l’histoire européenne et à l’iconographie chrétienne. Étudier Dürer m’a montré la façon dont une œuvre se bâtit telle une cathédrale, du sol au ciel, géométrie, forme, sens et transcendance. J’ai été marqué par la richesse des histoires, sacrées et profanes, et par l’idée que le spectateur, l’œuvre et l’histoire puissent se rencontrer dans un tourbillon de sens.