Pratiques contemporaines télévisuelles de la représentation sportive : que reste-t-il du pré-cinéma ?

Pratiques contemporaines télévisuelles de la représentation sportive : que reste-t-il du pré-cinéma ?
Georges Demenÿ, Chronophotographie d’un coureur, Tirage papier d'après négatif sur plaque de verre, 09,00 x 12,00 cm, 1902, Paris, Iconothèque de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance.
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Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Aujourd’hui Hala Habache (chercheuse en études cinématographiques à l’Université Paris Cité) montre comment les images du pré-cinéma continuent d’influencer les représentations des athlètes.

 

Filmer le sport, c’est filmer un corps sur lequel le mouvement s’inscrit autrement. En effet, le corps du sportif est un corps performant, idéalisé, vénéré pour sa capacité à battre des records, autrement dit : à se dépasser, à nous dépasser. Ce sont les travaux d’Étienne-Jules Marey et de Georges Demenÿ, collaborateurs à la Station de physiologie du Collège de France au début des années 1880, qui marquent la rencontre, en cette fin de XIXe siècle, entre sport et cinéma. Cherchant alors à capturer les étapes successives du mouvement du corps, humain ou animal, Marey et Demenÿ développent le procédé de pré-cinéma[1] de la chronophotographie, une succession de photographies décomposant les phases du mouvement, à l’origine du cinématographe développé et commercialisé par les frères Lumière quelques années plus tard.

Du 14 mai au 28 octobre 1900 se tiennent, à Paris, les « Jeux de la IIe olympiade », deuxième édition des jeux olympiques modernes. C’est dans ce cadre qu’une commission est créée, dont Étienne-Jules Marey est rapporteur, afin d’étudier les effets du sport sur l’organisme. Accompagné de Charles Comte, Marey filme ces premiers Jeux Olympiques de Paris avec, pour ligne directrice, une étude médicale de la représentation des étapes successives du mouvement. En dépit de cette genèse scientifique, ses films initient une typologie d’images dont les pratiques contemporaines de la représentation sportive, notamment télévisuelles, semblent garder la trace. C’est en ce point que réside notre hypothèse : bien que les techniques aient considérablement évolué depuis, filmer le sport, principalement au sein de documentaires télévisuels ou de compétitions mondiales, équivaut à montrer la performance de l’athlète à travers les particularités de son corps, un corps maîtrisant d’autres gestes que les nôtres, plus techniques.

Filmer le sport : corps en mouvement et mouvements du corps

Filmer le sport, c’est filmer un corps mis au premier plan qui, à la différence d’un corps « quotidien », n’est pas uniquement une fin – un corps qui permet de vivre – mais un moyen. Celui du dépassement, de la performance, de la victoire, et du record, mondial ou olympique. Les courts films d’Étienne-Jules Marey en témoignent : le corps du sportif est lié à un double mouvement, celui de la vie et celui de sa discipline. Mandatée par la Commission d’hygiène et de physiologie, la série de films de Marey atteste de l’ancrage scientifique de la mission : peu d’effets de mise en scène dans les images de ces athlètes pratiquant leurs sports, filmés en plan large, de profil, pendant quelques secondes. L’ambition de la chronophotographie n’étant pas artistique mais médicale, les films cherchent plutôt à révéler ce que l’œil humain ne peut voir. Ainsi, ils nous aident à discerner ces particularités invisibles à l’œil nu du corps de l’athlète dont la gestuelle a intégré des mouvements intimement liés à une pratique sportive spécifique.

Étienne-Jules Marey souhaitait faire percevoir cette dualité d’un mouvement a priori fluide mais fractionné selon les besoins d’un sport. Dans le film Saut en hauteur par l’américain Sweeney au racing club (1900), la caméra est stable, représentant en plan large le sportif, en insistant sur les détails de ses déplacements. L’utilisation du ralenti souligne plus précisément l’implication des différentes parties du corps sollicitées, permettant à notre œil de saisir les spécificités de cette discipline : ici le pied est fléchi, là le bras s’élance en avant… Aux derniers Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024, la technique de l’exposition multiple[2] poursuit ce principe mareysien en participant d’une restitution détaillée des étapes successives d’une gestuelle, d’abord perçue comme étant unique, mais en réalité porteuse de plusieurs actions reliées les unes aux autres. Une technique employée lors du concours de la poutre en gymnastique artistique, laquelle révèle la maîtrise de ce sport par l’athlète américaine Simone Biles, dont la prestation physique incarne et traduit les spécificités de la gymnastique actuelle. Si les moyens techniques se sont évidemment développés depuis le pré-cinéma, l’essence reste sensiblement la même : filmer le geste sportif dans ce qu’il met en œuvre par rapport au mouvement d’un corps évoluant en marge d’une pratique sportive.

 

Georges Demenÿ, Chronophotographie d’un perchiste, Tirage papier d’après négatif sur plaque de verre, 09,00 x 12,00 cm, 1902, Paris, Iconothèque de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance.

 

Capture d’écran du concours de la poutre en gymnastique artistique, Jeux Olympiques de Paris 2024.

 

Représenter le corps sportif : de l’observation au spectacle

Le corps du sportif est donc fascinant parce qu’il traduit cet autre mouvement, exceptionnel. Une fascination présente depuis les films d’Étienne-Jules Marey, comme en témoigne la foule ralliée autour du sportif dans le film Lancement du disque, homme vêtu (1900). Les recherches du pré-cinéma n’ont peut-être pas de visée esthétique en tant que telle mais elles ouvrent cependant la voie à une tradition où le corps sportif devient spectacle grâce, justement, aux procédés cinématographiques qui participent de la création d’un idéal, celui du recordman4. C’est le recours à une autre perception, technique, qui met en évidence ce que notre œil humain ne saurait voir : les prouesses portées par le corps d’un sportif s’appropriant avec maîtrise la gestuelle associée à une discipline.

De nos jours, la manière de filmer l’athlétisme fait appel à de nombreux procédés techniques fractionnant des gestes fluides tout en insistant sur les divergences entre les corps, et ce toujours dans un héritage mareysien. À titre d’exemple, les compétitions de para-athlétisme filmées aux Jeux de Paris 2024 rejoignent en de nombreux points l’essence du pré-cinéma : choix du plan large, emploi du ralenti pour insister sur les spécificités de gestes spécialisés. L’ajout de l’utilisation d’un montage rapide, sous forme de cuts, participe d’une intensification des images filmées, dépassant la simple observation scientifique en insistant sur le déplacement de l’origine du spectacle qui ne provient plus uniquement du contexte encadrant la pratique sportive, c’est-à-dire de la compétition, mais bien des prouesses réalisées par l’action des corps. Par ailleurs, notons l’utilisation de plusieurs caméras disposées autour des sportifs capturant simultanément des angles divers, une pluralité de points de vue amorcée par Marey, dorénavant permise par les avancées techniques. Comme l’écrit Laurent Véray en ce sens : « Le perfectionnement constant des techniques de prises de vues et de « mise en image » a progressivement permis de dépasser les limites du visible et de déjouer les illusions du regard »[3], techniques renforçant également l’esthétisme à l’œuvre dans la représentation des athlètes de haut niveau, et son évolution depuis.

Néanmoins, nous pourrions interroger le choix de la mise en images de corps par rapport à d’autres comme dignes d’intérêt parce qu’au-dessus des autres, participant de ce qui apparaît, à première vue, comme une supériorité de l’athlète. Or, et cela est aussi présent chez Marey, ce qui intéresse ce n’est pas le corps d’un sportif parce qu’il serait meilleur que le nôtre, mais parce que le filmer et le représenter font apparaître un rapport inédit au mouvement. Dans Course à grands pas (1900), Étienne-Jules Marey montre l’athlète toujours de face, clôturant son film par l’usage du ralenti afin de capturer la manière dont se meuvent les jambes. Ici, la rencontre entre le corps et la caméra comme médium transforme le corps en un corps technique, confirmant le dévoilement de ce qui est inaccessible à l’œil nu : la mécanique propre aux mouvements de la course dans son déroulé. Une mécanique qui nous est lointaine mais que la présence à l’écran nous rend plus familière.

Ce rapport entre distance et proximité est aujourd’hui accentué et peut être relevé à travers l’aspect narratif instauré par le recours à des techniques cinématographiques précises, comme dans la captation du record du monde du perchiste américano-suédois Armand Duplantis, toujours lors des Jeux Olympiques 2024. Dans l’extrait diffusé par la chaîne Eurosport, la principale différence avec le pré-cinéma se trouve dans l’usage du travelling latéral, fluidifiant notre ressenti mais participant d’une visée commune à celle des travaux de Marey : montrer que, si le corps d’Armand Duplantis est certes différent du nôtre – son corps ayant assimilé la technique de sa discipline – il reste source d’admiration, justement parce que porteur d’une exceptionnalité dans sa gestuelle. En outre, en filmant le visage d’Armand Duplantis en gros plan, l’extrait télévisuel instaure une subjectivité en nous donnant accès à l’état d’esprit de l’athlète, conférant une sensation de partage d’expérience avec le public. La pratique contemporaine de la représentation sportive tend ainsi vers un éclairage des particularités biomécaniques du corps sportif en ouvrant à une identification possible, et ce malgré les différences de compétences entre les corps.

 

Étienne-Jules Marey et Charles Comte, 1900, Capture d’écran du film Saut en hauteur par l’américain Sweeney au racing club.

 

Capture d’écran du concours de saut à la perche, Jeux Olympiques de Paris 2024.

 

Montrer le sport à l’écran : une histoire technique ?

« Montrer le sport, c’est aussi sublimer la beauté du geste sportif qui, comme le geste artistique, peut s’approcher de la perfection »[4]. Qui donc peut traduire au mieux le spectacle que le corps en mouvement d’un sportif, lorsqu’il devient sujet d’une représentation à l’écran ? Le pré-cinéma a instauré une tendance dans la manière de filmer du sport faisant du corps la source de spectacle, parce qu’il s’agit d’un corps différent, à la fois accessible et lointain. Accessible, parce qu’il ressemble au nôtre. Lointain, parce qu’il est capable de battre des records de performance, possédant une technique particulière.

Héritière d’une tradition cinématographique née avec le pré-cinéma, se poursuivant des Dieux du stade de Leni Riefenstahl à Olympia 52 de Chris Marker, la représentation du sport et de ses compétitions mondiales dévoile un corps autre, que les techniques du cinéma subliment. L’histoire des techniques cinématographiques a permis de mettre en évidence, par ce dévoilement constant de l’invisible, la manière dont le corps du sportif est un spectacle en soi. Ce legs, loin de se limiter à la glorification de l’effort pour l’effort ou à des fins politiques, continue de se manifester, comme en témoigne, entre autres, la représentation télévisuelle des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024.

 

 

[1] Le terme « pré-cinéma » désigne les différentes techniques de projection et d’animation d’images ayant précédé l’invention du cinématographe et s’inscrivant donc dans une « pré-histoire » du cinéma. Source : https://www.lacinemathequedetoulouse.com/collection-en-ligne/il-etait-une-fois/presentation.

[2] L’exposition multiple est une technique photographique qui consiste à superposer plusieurs images sur une même photographie.

[3] VÉRAY, Laurent dans SIMONET, Pierre et VÉRAY, Laurent (dir.), Montrer le sport : photographie, cinéma, télévision, Paris : Institut National du Sport et de l’Éducation Physique, coll. « Les Cahiers de l’INSEP », 2000, p. 11.

[4] POCIELLO, Christian dans Ibidem, p. 43.

[5] BAUER, Thomas, DE LA CROIX, Loïc et GERVILLE-RÉACHE, Hugo (dir.), Sport et cinéma la technique à l’épreuve du réel, coll. « desport et des histoires », Limoges : Presses Universitaires de Limoges.

 

 

Bibliographie
BAUER, Thomas, DE LA CROIX, Loïc et GERVILLE-RÉACHE, Hugo (dir.), Sport & Cinéma. La technique à l’épreuve du réel, Limoges : Pulim, coll. « desport et des histoires », 2023, 288 p.
CAMY, Julien et CAMY, Gérard, Sport et cinéma, Nice : Éditions Du Bailli De Suffren, 2016, 439 p.
MANNONI, Laurent, Georges Demenÿ, pionnier du cinéma, Douai : Pagine Éditions, 1997, 191 p.
MANNONI, Laurent, Étienne-Jules Marey : la mémoire de l’œil, Paris : Mazzotta et Cinémathèque Française, 1999, 418 p.
POCIELLO, Christian, La Science en mouvements : Étienne Marey et Georges Demenÿ (1870-1920), Paris : Presses Universitaires de France, 1999, 334 p.
SIMONET, Pierre et VÉRAY, Laurent (dir.), Montrer le sport. Photographie, cinéma, télévision, Paris : Institut National du Sport et de l’Éducation Physique, coll. « Les Cahiers de l’INSEP », 2000, 359 p.

Corpus filmique
https://www.cinematheque.fr/henri/film/154931-les-jeux-olympiques-de-1900-etienne-jules-marey-charles-comte-1900/