Le boxeur dans le cinéma américain, du modèle au monstre

Le boxeur dans le cinéma américain, du modèle au monstre
Une scène du film "Million Dollar Baby" réalisé par Clint Eastwood en 2004.
Recherche  -   Art et/ou Sport

Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Le chercheur en création littéraire Luca Tsingos analyse aujourd’hui les représentations de la boxe dans le septième art.

Pourtant moins populaire aux États-Unis que le hockey ou le football américain[1], la boxe (et ses variantes comme le catch ou la lutte) domine l’imaginaire (ou la représentation) des sports dans le cinéma américain.

Comment expliquer une telle prépondérance, dans un pays où le sport est une affaire sérieuse ? L’article « Le sport au cinéma raconte les États-Unis »[2] écrit par Gérard et Julien Camy, interroge les différentes fonctions symboliques des diverses activités sportives présentes dans le cinéma américain : « Si la boxe sur les écrans met souvent en avant la violence, elle participe surtout à la construction d’une mythologie autour d’hommes souvent partis de rien, fracassés par la vie, qui vont au bout d’eux-mêmes pour espérer des lendemains meilleurs. N’est-ce pas là une allégorie du rêve américain, qui porte en elle une mise en scène qu’Hollywood a immédiatement investie ? »

On peut alors, sur cette interprétation, considérer la boxe comme un miroir illustrant le triomphe du discours libéral américain. Un homme qui se bat pour arracher ce qu’il désire, qui prend des coups, s’effondre pour mieux se relever. Persévérance et force : tous les secrets de la réussite à l’américaine sont présents. À travers la boxe, l’Amérique se raconte elle-même. L’obstination l’audace et la résilience, autant de valeurs qui s’ancrent profondément dans l’idéologie libérale, trouvent dans la boxe une expression naturelle. Dans The Set-Up (1949) ou la saga Rocky, qui sont des exemples typiques de cette représentation, l’enjeu n’est pas tant de gagner ou de perdre le combat, mais de tenir, de durer le plus longtemps possible sans échouer. De même, ce rêve américain évoqué par les Camy, n’est pas étranger à un paradigme religieux, renvoyant à la passion du Christ. Toujours dans Rocky (1976), le premier film de la saga  s’ouvre sur une icône du Christ peinte dans la salle où le héros s’entraîne, et la scène finale de The Set-Up (1949) où le personnage joué par Robert Ryan s’effondre dans les bras d’Audrey Totter, n’est pas sans rappeler la Pietà.

Cependant, ce narratif particulier est-il encore pertinent dans le cinéma américain moderne ? Commence-t-il à montrer des signes de contradiction ? Quelques exemples dans le cinéma américain de ces vingt dernières années peuvent enrichir cette piste de réflexion.

 

Quelques inflexions au rêve américain

Million Dollar Baby (2004) met en scène une boxeuse inexpérimentée (Maggie, jouée par Hilary Swank), qui demande à un entraîneur de boxe vieillissant (Frankie, joué par Clint Eastwood) de l’entraîner. Ce dernier, d’abord réticent, finit par céder devant la détermination de la jeune femme. Une relation père-fille de substitution semble alors naître entre eux. Ce qui semblait suivre la structure classique des films de Clint Eastwood — à savoir, un vieil homme transmet des valeurs à un fils spirituel, remplaçant les défaillances d’une société ou une structure familiale — s’en éloigne ici. Ce père de substitution, après avoir offert une éducation émancipatrice à travers la virilité, mourait généralement à la fin, laissant un héritage symbolique à son fils. On retrouve cette trame dans des films abordant des sujets variés. Ainsi, Honkytonk Man (1982), met en scène la relation entre un musicien et un jeune apprenti, dans Un monde parfait (1993), un voyou finit par s’attacher à un enfant qu’il a kidnappé, dans Gran Torino (2008), un veuf âgé éduque un jeune homme d’origine Hmong, et dans Cry Macho (2021), un ancien cavalier de rodéo aide le fils de son ancien patron.

Million Dollar Baby est différent : le personnage central est une femme, et c’est elle qui meurt tragiquement, par la main de son mentor. Cette quête de réussite toujours plus grande, symbole du rêve américain, finit par coûter la vie à Maggie. Même sur son lit de mort, elle demande à Frankie de mettre fin à ses souffrances pour qu’elle puisse partir avec le souvenir de son succès sur le ring. Ce qui semblait être une routine narrative se révèle finalement comme l’un des films les plus sombres du réalisateur, le plus violent envers l’idée de réussite à l’américaine. Mourir dans la gloire plutôt que dans l’échec : toute la dimension mortifère de cet american dream est révélée. Ce geste est tout de même perçu comme empreint de noblesse ; ainsi, le mythe fondateur n’est pas tant remis en question moralement que ramené à sa brutalité intrinsèque.

Le film offre également une autre lecture, celle de la figure du monstre. Bien que la relation entre la sportive et l’entraîneur soit empreinte de tendresse, elle comporte aussi une dimension d’exploitation, voire de vampirisation. Dans une autre perspective, Million Dollar Baby reflète un cinéaste-acteur vieillissant, Clint Eastwood, exploitant la vitalité d’une jeune actrice, Hilary Swank, dont le corps est malmené tout au long du film. Malgré l’amour porté par ce père de substitution, c’est bien Frankie qui pousse Maggie à affronter la championne pour viser plus haut et qui, finalement, la fera blesser mortellement. Si Eastwood acteur a souvent maltraité son propre corps dans ses films, cette fois-ci, la maltraitance corporelle se reflète sur celui d’une autre : une jeune femme qui semblait avoir la vie devant elle. Le discours sur la réussite à l’américaine est donc non seulement brutal, mais aussi empreint d’un imaginaire vampirique et mortifère. La violence intrinsèque de la boxe est portée à un paroxysme quasi comico-tragique, tant le retour à une violence originelle est soudain. Million Dollar Baby contraste alors brutalement avec la saga Rocky en montrant la réalité de la violence dans la boxe et en relativisant la success story en le plaçant sur un autre registre. Là où Rocky semble échapper aux conséquences physiques potentiellement graves de la boxe, Maggie subit une déchéance qui la conduit à la mort. Encaisser ne suffit donc plus. Une phrase dans le bureau de Frankie résume bien le film : « Fort, ce n’est pas assez. »

 

Nouvelles critiques

Depuis la sortie de Million Dollar Baby, tous les films de sports de combat n’ont pas adopté une approche aussi sombre. Par exemple, Rocky Balboa (2006) poursuit le discours classique de la saga originale. Fighter (2010) de David O. Russell inscrit la boxe dans un drame familial et un parcours rédempteur, tandis que La Rage au ventre d’Antoine Fuqua suit une structure similaire. Cependant, trois films prolongent la vision destructrice initiée par Million Dollar Baby. On peut citer The Wrestler (2008) de Darren Aronofsky, qui montre la rédemption ratée d’un catcheur à travers des combats absurdement violents. Tout le film repose sur la monstruosité du corps de Mickey Rourke. Iron Claw (2023) de Sean Durkin se concentre sur un drame familial tout en questionnant les limites de la masculinité. De plus, pour prendre un exemple antérieur au film de Clint Eastwood, Raging Bull (1980) de Martin Scorsese dépeint déjà un portrait pathétique d’une brute épaisse. Bien que Jake LaMotta et Rocky Balboa proviennent du même milieu italo-américain, l’un représentait une Amérique triomphante tandis que l’autre était le portrait d’un personnage abject.

Foxcatcher (2014) de Bennett Miller, que nous allons examiner plus en détail ici, explore la lutte gréco-romaine, en la plaçant dans le cadre d’une obsession américaine pour la propriété. Le film critique et de façon explicite la réussite américaine. Dans une scène particulièrement marquante, Mark, champion olympique de lutte, montre sa médaille d’or à des enfants et leur dit : « Laissez-moi vous parler de l’Amérique. » Le pacte pervers entre les frères Schultz et John du Pont repose sur l’idée de porter les valeurs de la nation à travers des victoires olympiques. John du Pont, filmé littéralement comme un vampire, est un riche homme édenté et inquiétant. Le film met en scène une lente appropriation : John du Pont finance les frères Schultz et les considère naturellement comme sa propriété. Lorsqu’il sent que l’un des frères lui échappe, il finit par le tuer. Dans ce film, le rêve américain et ses valeurs sont montrés sous leur aspect le plus monstrueux. Ce type de récit aurait pu s’incarner dans n’importe quel autre contexte, mais le sport de combat ajoute une dimension supplémentaire à ce portrait d’un monstre. La lutte gréco-romaine est ramenée à son but principal : la soumission physique de l’adversaire. Le sous-entendu est alors assez clair : soumets-toi aux valeurs américaines ou péris.

À travers ces exemples cinématographiques, nous pouvons voir comment le sport de combat peut à la fois représenter des valeurs américaines triomphantes et profondément brutales. Gagner ou perdre n’est pas vraiment la question ; c’est l’idée de lutter jusqu’au bout qui est mise en avant, malgré ses contradictions. Dans Le Loser, l’Amérique et le cinéma[3] Yves Pédrono écrit : « Ainsi va le monde dans lequel se débat le loser, auquel il croit, et qui contribue cependant à sa perte. Sa foi dans les valeurs américaines, qui le conduit à poursuivre seul un rêve censé faire de lui un homme ne devant sa réussite qu’à lui-même, à croire en sa supériorité, en les vertus de la concurrence, de l’esprit d’entreprise, cette foi va rendre son échec d’autant plus spectaculaire. »

C’est peut-être cette foi aveugle en des valeurs séduisantes mais brutales qui ne pouvait conduire qu’à des représentations monstrueuses des sports de combat dans le cinéma américain. Évidemment, des représentations plus naïves sont encore présentes aujourd’hui sur les écrans. Cependant, tout comme de nombreuses figures classiques de ce cinéma ont été remises en question, la figure du combattant triomphant a elle aussi révélé sa part de monstruosité.

Le 7e art qui s’intéresse à la question sportive ne semble pas toujours parler de sport directement. Rares sont les films qui abordent les questions purement sportives au premier degré. Le sport étant par ailleurs souvent une pratique audiovisuelle — la plupart des gens le regardant à la télévision — le cinéma, par sa capacité de mise à distance, tente alors de placer la question sur d’autres paradigmes que strictement le sujet sportif.  Dans le cinéma américain moderne, le sport devient une voie directe pour remettre en cause ses promesses de réussite. C’est peut-être ce que le narratif du rêve américain oublie trop facilement : si certains gagnent, d’autres doivent perdre, comme dans n’importe quel sport ou match de boxe.

 

[1] Selon le sondage Gallup mis à jour chaque année. En 2024, la boxe est 13ème dans le classement des sports les plus suivis à la télé par les américains.

[2] CAMY, Gérard, et Julien CAMY. « Le sport au cinéma raconte les États-Unis. » Le monde du sport dans les Amériques et ses représentations politiques, culturelles et sociales, no. 25, 2023,

[3] PÉDRONO, Yves. Le loser, l’Amérique et le cinéma. Collection Art, Esthétiques, 2021.