Ursula Caruel est une artiste plasticienne. Elle présente actuellement sa Vegetal Art Collection à l’Université de Montpellier. C’est à l’occasion de cette exposition réunissant les œuvres de 17 artistes internationaux que Pauline Lisowski s’entretient avec elle.
Pauline Lisowski : De quelle manière réinterrogez-vous l’herbier dans votre pratique artistique ?
Ursula Caruel : Ce qui m’attire dans l’herborisation scientifique, c’est la mise en forme d’une mémoire végétale. Le geste même de collecter est identique à la cueillette d’un bouquet de fleurs sauvages pour quelqu’un qu’on aime. C’est une pratique de mon enfance que je transforme en installation, en dessin.
L’herbier, c’est une mémoire globale : une personne qui récolte, un lieu, une date, une météo, une altitude, un sol, et tout cela accompagne une plante. C’est très vivant.
Selon les herbiers, il y a aussi un tas de données esthétiques : du fil ou des aiguilles pour tenir les plantes, des décors de papier, des étiquettes. Les compositions sont riches, les plantes ne sont pas posées de façon aléatoire, elles sont disposées.
Ce sont tous ces éléments que je vais réinterpréter dans mon travail personnel.
Pour le projet Vegetal Art Collection, c’est plutôt la dynamique de création des herbiers qui m’a inspirée.
P.L. : Quelle est l’origine de ce projet et de quelle manière l’avez-vous mis en œuvre ?
U.C. : Le projet Vegetal Art Collection est né dans les allées de l’Herbier conservé par l’Université de Montpellier. J’ai rencontré Caroline Loup, la responsable de l’Herbier, et Véronique Bourgade, conservatrice du patrimoine de l’Institut de Botanique, en pensant voir des plantes endémiques de Montpellier et de l’Hérault. J’ai été surprise de découvrir qu’il y avait des plantes du monde entier et que la composition d’un herbier se faisait dans le temps (par de multiples dons) et dans l’espace (par des échanges avec les instituts de botanique du monde entier). J’ai ressenti une grande ouverture à ce moment-là; j’étais dans un lieu sombre avec des plantes anciennes et nous étions en même temps en train de voyager, de rencontrer les personnes qui avaient herborisé il y a 200 ou 300 ans. C’était fascinant.
La question de la transposition de ce mode de fonctionnement au monde de l’art s’est immédiatement posée. Le principe reste le même : je dessine en double et j’échange avec un autre artiste dans le monde qui fait la même chose. Le propos est de créer un herbier artistique international.
Cette idée a pris forme grâce notamment à l’aide à la création de la DRAC en 2022 qui m’a permis d’avoir une période d’étude et de recherche. Je suis partie en résidence de création que j’ai consacrée à la rencontre d’autres artistes et à la création des diptyques.
Les artistes que j’invite viennent de domaines très divers, et c’est ce qui m’intéresse. L’idée étant d’avoir une photographie de ce que peut être l’art végétal au début du 21e siècle, de se demander comment les artistes représentent la flore, et pourquoi ? Dans l’histoire de l’art, le végétal a eu plusieurs fonctions : religieuse, symbolique, décorative, impressionniste. Aujourd’hui, cette représentation implique un lien avec la fragilité du vivant, avec les troubles environnementaux.
Certains artistes choisissent de représenter une plante qui compte dans leur territoire : soit parce qu’elle a disparu (Nathalie Rey et Sébastien Bayet), soit parce qu’elle fait partie intégrante de leur culture en lien avec le soin (Safaa Erruas et Air JP Tagman), soit parce qu’elle est importante dans l’écologie même des lieux et des animaux (Britt Fabello), soit parce qu’elle raconte une histoire personnelle (Sara Conti et Gisela Weimann), etc.
P.L. : Quelles relations se sont tissées entre les artistes et votre démarche artistique ?
U.C. : Ce qui est le plus important pour moi reste le témoignage des artistes. C’est une trace artistique directe ou indirecte qui raconte une expérience. Je pense que cela vaut mieux que tous les discours, c’est quelqu’un qui nous raconte quelque chose, cela nous touche forcément.
Quand Lee Chia raconte qu’elle voulait faire une empreinte de plantain, une plante très commune chez elle à Taïwan (et en France aussi), et qu’elle n’en a pas trouvé pendant sa résidence à Shanghai (Chine) parce que tous les espaces verts sont hyper hygiéniques, plantés et re-plantés systématiquement avec des espèces cultivées, cela nous raconte quelque chose des plantes, mais aussi des humains, de la façon dont on vit ailleurs.
De manière générale dans mon travail, je me sers de la représentation du végétal pour parler des personnes qui vivent à leur côté. Dans cet exemple-ci, c’est le contrôle absolu, même sur les brins d’herbes, qui est flagrant.
Quant à ce qui s’est noué entre nous, il y a autant de relations que d’artistes. Une majorité d’entre eux se sont emparés du projet pour proposer une œuvre avec une technique qui n’est pas la plus courante dans leur travail. C’est souvent une surprise quand je reçois les œuvres. J’ai invité des artistes qui font plutôt des installations et du Land Art et qui ont profité de l’occasion pour faire autre chose, dessin ou photo. A contrario, des photographes ont envoyé des techniques mixtes mêlant dessins, peintures et photos. La représentation du végétal n’est pas toujours leur préoccupation première et je suis parfois allée vers eux pour tout autre chose : leur technique, leur démarche, leur lieu de vie.
Je crois pouvoir dire que l’envie de faire partie d’un tout en mettant en avant la diversité et la biodiversité est le fondement de la relation qui s’est installée entre nous.
P.L. : Comment avez-vous envisagé la scénographie de cette exposition ?
U.C. : Dès la conception du projet, les conservatrices de l’Herbier et moi avions convenu que, si un jour nous faisions une exposition de la collection, il y aurait des planches de l’herbier scientifique dans un volet « origine du projet ». Je tenais aussi à présenter des planches d’illustrations botaniques du 19e siècle de Toussaint-François Node-Véran que j’avais découvert à l’institut de Botanique et qui influence fortement les dessins brodés que je crée pour les échanges.
Pour cette exposition, je suis artiste mais aussi commissaire d’exposition, et il me semblait important de montrer comment les herbiers ont influencé mon travail jusqu’à l’idée de la collection.
L’espace Bagouet à Montpellier est une seule grande salle historique et je devais permettre la circulation entre ces 4 axes. C’est en échangeant avec Alice Avellan, la chargée de production des expositions de la ville de Montpellier, que nous avons décidé de créer des circulations entre Art et Sciences. Plus nous mettions en avant les liens qui relient ces deux univers et plus cela est apparu évident. J’ai tout de même tenu à respecter une immersion chronologique pour les visiteurs. À l’entrée de la salle d’exposition, on est au 17e siècle, et au fond, on est en 2024.
Dans ce parcours, les propositions artistiques sont diverses. Dans mes travaux personnels, il y a des toiles, une installation de plantes séchées et une fresque de près de 4 mètres. Je tenais aussi à accompagner au mieux les visiteurs avec des clés de compréhension sur mes œuvres. Il y a donc des QR codes à flasher sur les cartels qui permettent de visionner des vidéos de moins d’une minute où j’explique la genèse des toiles et des installations.
P.L. : La botanique est liée au voyage, au déplacement, à l’étude d’un milieu. Comment ces notions apparaissent-elles au sein de l’exposition ?
U.C. : Le voyage se fait à travers la découverte des œuvres des artistes. Un cartel est accolé à chaque œuvre avec le témoignage de l’artiste qui explique pourquoi il a choisi de représenter cette plante. Baptiste Lignel parle des plantes sauvages qui s’installent dans les ruines de Rome, Margot Guralnick témoigne des arbustes barrières dans son quartier du Bronx à New York, ce que fait aussi Safaa Erruas avec une installation d’aiguilles rappelant les piquants des cactus raquettes du Maroc.
P.L. : Comment pensez-vous la suite du projet Vegetal Art Collection ?
U.C. : Dans le cadre de l’exposition du projet, nous allons continuer de nourrir les réflexions Art et Sciences avec une table ronde réunissant artistes et scientifiques le 14 novembre à la Faculté d’Éducation de Montpellier et une conférence de Paul Ardenne le 3 décembre au Musée Fabre.
Pour le projet en lui-même, je sais aussi qu’il va évoluer et qu’il faut du temps pour mettre les choses en place. Je pars en résidence de création en 2025 pour continuer à inviter d’autres artistes. Une autre exposition est prévue en septembre 2025 à Six-Fours-les-plages pour présenter l’ensemble de la collection. Avec les artistes, nous cherchons aussi des lieux à l’étranger pour présenter les diptyques et aller parler ailleurs des préoccupations écologiques de chaque endroit concerné. Je vais créer un site internet dédié avec la présentation de chaque artiste, de chaque œuvre pour permettre au plus grand nombre d’y avoir accès.
Le travail avec des classes continue aussi : l’année dernière, une classe de Montpellier a fait des échanges d’empreintes et de dessins de végétaux avec une classe à la Réunion et, en 2025, nous allons organiser une rencontre avec une école en Chine.
Je rêve d’un moment où le projet ne m’appartiendra plus et où les artistes feront des échanges entre eux pour que le nombre d’œuvres de la collection soit exponentiel et devienne un témoin de ce que nous vivons artistiquement et écologiquement en ce début de 21e siècle.
L’exposition est à découvrir jusqu’au 5 janvier 2025 à l’Espace Dominique Bagouet de l’Université de Montpellier. Elle réunit les œuvres de Sébastien Bayet (Madagascar), Sara Conti (Belgique), Patrick Dougherty (USA), Safaa Erruas (Maroc), Britt Fabello (USA), Sherry Farhadi (Angleterre), Margot Guralnick (USA), Sara Lamens (Belgique), Chia Lee (Taïwan), Baptiste Lignel (Italie), Teresa Puig (Norvège), François-Xavier Saint Pierre (Italie), Air JP Tagman (Madagascar), Thilleli Rahmoun (Algérie), Nathalie Rey (Espagne), Marita Wai (Angleterre), Gisela Weimann (Allemagne) et Ursula Caruel (France).