Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Sarah Pochon (maître de conférences en STAPS) et Sandrine Beulaigne (enseignante d’EPS agrégée) présentent aujourd’hui le cas original d’un programme d’EPS s’appuyant sur les œuvres du peintre Vassily Kandinsky.
On constate aujourd’hui encore une omnivorité des pratiques culturelles chez les classes dominantes et une univorité chez les classes populaires (Coulangeon, 2021) qui peuvent expliquer pour partie la persistance des inégalités socio-scolaires [1]. Évoquons l’exemple des lycéens d’Henri IV qui ont une propension à faire de la danse en conservatoire (souvent danse classique et modern-jazz) en même temps que du solfège et la pratique d’un instrument de musique (Pochon, 2021). Littérature, cinéma, expositions de peintures ou de photographies, il s’agit là d’un rapport aux arts et d’une dimension du « capital culturel » (Bourdieu, 1979), que ces jeunes auraient hérité de leur famille mais qu’ils auraient également choisi de s’approprier (Henri-Panabière, 2010). Le statut socio-économique de la famille joue ainsi un rôle déterminant dans le rapport qu’entretiennent les enfants à l’art et ce rapport est inégal selon les milieux sociaux d’appartenance. « La probabilité d’être fortement exposé aux arts est [en effet] deux fois plus élevée dans les familles favorisées [tandis que] la probabilité d’être faiblement exposé aux arts est deux fois plus élevée dans les familles défavorisées[1] ».
La contribution de l’EPS au Parcours Éducatif Artistique et Culturel à l’École
Face à ces inégalités, l’éducation nationale propose, par une circulaire de 2013, un dispositif dénommé Parcours Éducatif Artistique et Culturel (PEAC). Ce parcours vise à démocratiser l’accès aux œuvres et aux lieux artistiques, à encourager les pratiques artistiques et à favoriser l’acquisition de connaissances dans le domaine de l’art [2]. Le PEAC est construit à l’échelon local en s’articulant autour des grands axes stratégiques définis par un comité de pilotage académique, et repose sur l’ensemble des enseignements dispensés dans les établissements scolaires tout en associant les acteurs culturels de proximité.
Les leçons d’Éducation Physique et Sportive (EPS) sont particulièrement concernées. En effet, elles sont un lieu scolaire privilégié où les élèves vivent des expériences corporelles mais aussi artistiques et culturelles, où ils développent leur motricité tout en éprouvant des émotions inédites avec les autres, contre les autres, aux côtés des autres. Plus particulièrement, avec le PEAC, l’EPS a pour objectifs, au travers principalement de la mise en jeu du corps, d’intensifier et d’étendre ses actions dédiées aux missions suivantes :
– enrichir les savoirs et la compréhension des élèves de l’art et de la culture,
– contribuer à l’appropriation de valeurs sociales et sociétales,
– développer la créativité des élèves et valoriser leurs talents.
Aller à la rencontre de l’art par le corps en EPS
En EPS, la danse ou les arts du cirque sont des Activités Physiques Artistiques (APA). Elles invitent les élèves à développer leur activité motrice expressive en produisant des formes corporelles originales destinées à émouvoir un spectateur dans le cadre de la création d’un projet artistique. Les APA sont alors un levier puissant pour amener tous les élèves, quel que soit leur milieu social, à vivre « l’expérience du sensible » par le corps. Ces activités sont aussi à même de permettre au jeune « par la rencontre des œuvres et des artistes, par les investigations, de fonder une culture artistique personnelle, de s’initier aux différents langages de l’art et de diversifier et développer ses moyens d’expression[3] » tout en réussissant plus généralement sa scolarité[4]. Et si certaines formes d’art sont considérées comme plus rétives à ce projet fondé sur l’expressivité et l’émotion, elles ne peuvent cependant pas empêcher l’émotion ressentie par les spectateurs. De la perception sensorielle naît un ressenti, source d’émotion. Ainsi, les élèves ne doivent pas être écartés de l’interprétation et de la compréhension de ces œuvres qui échappent à leurs artistes après leur création.
Les enseignants d’EPS peuvent initier les élèves aux différents langages de l’art en associant aux APA les arts de l’espace pour mettre en scène leur chorégraphie en dehors des murs de l’école, dans des lieux qui vont impacter à leur tour la mise en scène, la mise en espace des corps. Les élèves peuvent encore s’appuyer sur des textes littéraires, des poésies, chantées, rappées ou slamées, pour renforcer leur parti pris chorégraphique et l’intention qu’ils souhaitent communiquer aux spectateurs. Si les artistes peuvent porter un regard subjectif totalement intentionnel, en milieu scolaire, les élèves mettent en œuvre un projet artistique qui, lui, est porteur d’une intention définie. Cette intention peut cependant être perçue différemment par le spectateur.
Les arts dans les leçons d’EPS représentent ainsi une vraie plus-value pour tendre vers une « pédagogie du sensible », apprendre à émouvoir et à s’émouvoir d’œuvres artistiques au-delà des simples sensations de satisfaction et du plaisir déjà éprouvés à la réalisation d’une activité corporelle. Cette association de l’art et du corps vise à aider les élèves à appréhender le monde autrement par la découverte et l’appréhension de cultures, de savoirs, et de compétences diversifiées : en leur donnant accès aux œuvres, en prenant le temps de les observer, en les laissant s’exprimer à propos de ce qu’ils voient, puis de ce qu’ils ressentent.
Les objectifs sont ainsi d’enrichir les savoirs et la compréhension des élèves de l’art et de la culture, contribuer à l’appropriation de valeurs sociales et sociétales, développer la créativité des élèves et valoriser leurs talents. L’entrée descriptive est alors jugée plus facilitante pour les enfants car rassurante : « je décris ce que je vois » avant d’essayer de poser des mots sur les émotions ressenties. L’entrée par le ressenti est parfois déstabilisante pour les enfants qui se trouvent confrontés à une absence de conformité avec les autres et/ou qui éprouvent des difficultés à identifier puis exprimer leurs émotions.
Interpréter sa vision de l’œuvre par le corps
L’EPS en tant que discipline des sens, peut ainsi être une discipline privilégiée pour faire le lien avec l’art, plus spécifiquement les œuvres qui s’inscrivent dans le champ de l’émotion. Si l’art ne nécessite pas toujours une explication, il paraît important de décrypter l’œuvre avec les élèves afin de la rendre attractive et accessible en tant que support de l’activité physique. Ce trait d’union médié par un outil – le corps – est au cœur de notre proposition pédagogique : « Mettre en mouvement le tableau de Kandinsky » (Beulaigne et Préhaut, 2022).
Les élèves cherchent souvent une explication à l’œuvre : est-elle porteuse d’un message ? Qu’est-ce que l’artiste souhaite nous montrer ou mettre en avant ? Les œuvres abordées dans le domaine des « arts du visuel » (peinture, photographie, dessin, sculpture…) questionnent les élèves. Elles les mettent en état de réflexion et suscitent le débat : « J’ai l’impression que c’est une explosion de couleurs, le tableau me semble joyeux », « Je vois un drôle de bazar, je ne ressens pas vraiment grand-chose ».
Pour aider les élèves à ouvrir leur regard sur l’œuvre, nous procédons en plusieurs étapes d’observation, de réflexion et de communication.
- Voir : Il s’agit pour le jeune « d’entrer en contact » avec l’œuvre en la prenant dans sa globalité en visualisant l’ensemble de ses éléments ;
- Regarder : identifier des éléments marquants (forme, couleurs, composition…) et extraire au moins trois éléments forts qui l’interpellent et retiennent son attention ;
- Observer : se focaliser sur le sens des éléments marquants ;
- Analyser : réfléchir sur l’intention de l’artiste, sur sa démarche de création ;
- Argumenter : se positionner pour affirmer sa vision de l’œuvre et écouter les avis des autres spectateurs, échanger et débattre.
Ces cinq étapes sont issues des travaux de la CMN UNSS[5] danse pour l’observation des œuvres chorégraphiques dans le cadre de la formation des « jeunes regards ». Nous avons transposé leur usage à la lecture d’une œuvre visuelle. Pour nous, lire l’œuvre ne nous semble pas suffisant pour aider l’élève à développer sa sensibilité aux arts ; nous proposons un autre mode d’entrée, vivre l’œuvre. En effet, nous pensons que le passage par le corps permet de la rendre vivante, de lui donner du relief. Elle permet de créer une œuvre d’un autre ordre, avec les contraintes propres à la danse et de faire des liens entre « ce que je sens et je vis dans mon corps » et « ce que je vois et j’observe des éléments du tableau ». Ce corps réceptif à l’œuvre est accentué par les expériences corporelles vécues en danse. Lorsque l’élève doit réaliser trois cercles différents avec son corps, il fait le lien avec les cercles identifiés sur le tableau ; quand l’élève réalise un trajet défini dans l’espace scénique, cela l’amène à se questionner sur les lignes présentes dans le tableau de Kandinsky et ainsi envisager l’espace scénique tel une toile sur laquelle il va créer non pas en tant que peintre mais en tant que danseur à son tour. Car ce qui fonde les activités artistiques, c’est bien le processus de création et l’œuvre présentée aux spectateurs sera l’aboutissement de ce processus. Faire rencontrer l’œuvre par la danse aux élèves passe par une expérience corporelle du « corps sensible ». Un corps disponible, réceptif, poreux aux sensations que l’élève vit en tant que danseur dans la réalisation de ses mouvements, mais aussi aux sensations qu’il vit en tant que spectateur, guidé par la mise en avant de sa motricité d’une œuvre. L’articulation des deux nous semble un moyen de répondre de manière originale et pertinente à la formation des élèves dans le domaine des arts.
« Danser Kandinsky » : une illustration en EPS
Pour favoriser la rencontre de l’art par le corps, l’abstraction nous semble un moyen privilégié car, pour le spectateur non expert, les œuvres qui mettent en avant l’abstrait « laissent une part importante à l’imagination. Les élèves peuvent ainsi interpréter à leur façon une œuvre et construire leur propre expérience chorégraphique de cette œuvre » (Beulaigne et Préhaut, 2022).
L’objectif de cette approche est de susciter la curiosité des élèves, de rendre attractive l’œuvre en les amenant à prendre conscience de l’ensemble du répertoire gestuel qu’elle permet de développer.
L’étape de l’exploration
À partir des tableaux de Kandinsky, les élèves vont vivre trois expériences corporelles inspirées des formes géométriques qu’ils repèrent. Ces dernières servent d’inducteurs[6], de stimulus à leur activité créatrice. Par exemple, avec « le cercle », les élèves ont pour consigne d’en réaliser trois avec leur corps. Alors ils s’éprouvent en testant puis en réalisant des cercles avec leurs doigts, en les traçant dans l’espace ou au sol, puis avec d’autres parties du corps (les coudes, les pieds, en faisant une circumduction de la tête ou un mouvement rond avec le bassin…).
L’étape de la structuration
Une fois cette phase d’exploration par le corps réalisée, l’enseignant engage la classe dans une étape de structuration : chaque élève réfléchit, trie et sélectionne trois cercles qui, enchaînés les uns à la suite des autres, constituent une première partition chorégraphique individuelle, prémisse du projet artistique.
L’étape de l’expression
Le sous-objectif visé est de transformer ces cercles pour enrichir le projet artistique (en jouant sur la diversité des mouvements, leur rythme, leur dynamique par exemple) afin de les intégrer dans un projet plus collectif. Les élèves sont en binôme et chaque chorégraphe (élève associé à l’élève danseur) doit « prendre physiquement » les cercles de son camarade, les déplacer dans l’espace et les modifier[7]. L’enseignant guide et enrichit les réponses des élèves en les amenant à les varier et à les transformer par rapport aux paramètres du mouvement (espace/temps/énergie). Progressivement, les élèves construisent l’ossature de leur chorégraphie en la transformant, l’enrichissant au regard des nouvelles contraintes de création données par l’enseignant. Le choix de la matière corporelle s’opère par le filtre d’une lecture guidée du tableau. Lors de sa présentation aux élèves, une phase de questionnement et de verbalisation est menée pour les guider dans ce choix : Qu’est-ce que je vois ? « Des ronds, des cercles, des lignes droites, des lignes en courbes… » À quoi cela me fait penser ? « À un système solaire avec des planètes qui gravitent autour du soleil », « J’ai l’impression de voir des pyramides », Qu’est-ce que je ressens en observant ce tableau ? « Je ressens de la joie, il y a beaucoup de couleurs, c’est festif ». Le rapport à l’autre est essentiel. C’est une confrontation permanente à l’altérité où l’écoute, l’échange, le partage, et les prises de décision sont nécessaires à l’élaboration du projet artistique.
L’étape de présentation
Une fois la trame de la chorégraphie choisie, les élèves la stabilisent et l’améliorent en la répétant en vue de la présenter. La chorégraphie inspirée de Kandinsky s’autonomise et devient une nouvelle œuvre à part entière créée avec le corps.
Conclusion
L’approche présentée permet aux élèves d’imaginer et de se projeter dans l’élaboration de projets artistiques variés autour du thème de Kandinsky. Ce dispositif n’est pas une nouvelle forme de connaissance de l’œuvre mais bien la création d’une nouvelle œuvre par le corps, à partir des contraintes propres à la danse et dont les mouvements sont inspirés des tableaux de l’artiste. L’usage de la danse est un levier intéressant pour faire vivre aux élèves un rapport au corps, à l’autre et à l’œuvre : sensible et expressif. Les expériences corporelles ainsi vécues participent à l’éducation par l’art en mobilisant et développant les capacités physiques et expressives des élèves ainsi que leur sensibilité émotionnelle ; mais également à une éducation à l’art par la rencontre de l’œuvre, de son artiste et des arts vivants. Néanmoins, la connaissance et la culture des arts n’ont pas toujours sens pour des enseignants d’EPS portés davantage par une conception sportive qu’artistique de leur discipline. Ce constat explique en partie pourquoi l’enseignement des activités artistiques, telles que la danse et les arts du cirque, est très peu présent en EPS. S’appuyer sur des projets pluridisciplinaires, ainsi que sur l’enseignement de l’histoire des arts, semble constituer des pistes intéressantes pour valoriser et développer la composante artistique de l’EPS.
[1] Réunir Réussir, Pour agir efficacement sur les déterminants de la persévérance scolaire et de la réussite éducative, fiche 17: Quartier de résidence et voisinage, 2013.
[2] Le Parcours d’Education Artistique et culturelle, Arrêté du 1-7-2015- J.O.
[3] https://www.culture.gouv.fr/fr/regions/DAC-Martinique/Disciplines-et-secteurs/Education-artistique-et-culturelle
[4] Infographie « Les arts, un + pour la réussite de tous les élèves ».
[5] Commission Mixte Nationale Union Nationale du Sport Scolaire.
[6] Les inducteurs correspondent à une contrainte donnée par l’enseignant qui doit amener l’élève à entrer dans le processus de création artistique par son vécu, sa sensibilité et/ou son imaginaire.
[7] L’enseignant introduit ici l’espace comme paramètre du mouvement.
Bibliographie
Beulaigne, Sandrine et Préhaut, Cédric, « Processus de création artistique Mobiliser par CONTRAINTES / Réguler par CONTRASTES, Enseigner l’EPS, n° 288, 2022, p. 16-22.
Bourdieu, Pierre, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 30, 1979, p. 3-6.
Coulangeon, Philippe, Culture de masse et société de classes : Le goût de l’altérité. Presses Universitaires de France, 2021.
Henri-Panabière, Gaële, Élèves en difficultés de parents fortement diplômés », Sociologie [En ligne], n° 4, vol. 1, 2010.
Pochon, Sarah, Derrière la grande porte. Une année à Henri-IV, Edition du détour, 2021.
Union Nationale du Sport Scolaire Danse Chorégraphiée, Travaux de la Commission Mixte Nationale Unss Danse, Sandrine Beulaigne, Valérie Bonnaime, Sophie Quinault, Adrien Brinster, Mathieu Nobileau, Cédric Préhaut, Vincent Vergne, Delphine Revy, Céline Buchli (UNSS), Annie Gauthier-Olive (FFDanse) https://opuss.unss.org/article/83782