Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Le chercheur en histoire Gary Morra analyse aujourd’hui le film Rasta Rockett.
Au cours des dernières décennies, les Jeux olympiques ont été une source d’inspiration pour plusieurs films tels que Munich (2005), La Couleur de la victoire (2016) ou Richard Jewell (2020). Ils ont pour point commun d’être des drames, de relater des moments sombres de l’histoire des JO tels que le racisme lors des jeux de 1936, le massacre d’athlètes israéliens en 1972, ou l’attentat déjoué lors des JO de 1996. Dans le cadre de cet article, nous prendrons le contre-pied de cette logique en nous intéressant à un film qui traite d’une histoire sportive positive, à savoir la participation d’une équipe jamaïcaine à la compétition de bobsleigh lors des JO de Calgary (1988). À cette époque, l’histoire que partagent la Jamaïque et les JO est riche de 18 médailles, toutes obtenues aux jeux d’été, et pour la quasi-totalité en athlétisme : seul le cycliste David Weller fait exception, avec sa médaille de bronze obtenue en 1980. Rasta Rockett – Cool Runnings aux États-Unis – est un film américain de Jon Turteltaub sorti en 1993. Au départ, il était prévu que le film soit un drame intitulé Blue Maaga, évoquant les difficultés de la vie dans les bidonvilles autour de Kingston. « Avant que Disney ne prenne le contrôle et en fasse un film familial, il y avait des drogues, du racisme, et les personnages avaient beaucoup de rapports sexuels »[1] explique Rawle D. Lewis, l’un des acteurs principaux. Le film fut un véritable succès commercial, avec 155 millions de dollars de recettes, somme onze fois supérieure au budget de production. En France, ce fut le dixième plus gros succès en salle de l’année. Trente ans après sa sortie, le film continue d’être diffusé en prime time à la télévision : il l’était le 7 février dernier sur W9[2].
Nous allons nous intéresser à la manière dont les bobeurs jamaïcains de 1988 ont été mis en scène dans ce film. Dans un premier temps, nous traiterons du contexte historique en opposant histoire et fiction. Ensuite, nous évoquerons la place de la pratique sportive dans cette comédie.
Participation aux JO : contexte historique et scénario retenu
La Jamaïque est une terre de sprinteurs : Arthur Wint (1948, 400 m), George Rhoden (1952, 400 m) et Don Quarrie (1976, 200 m) ont été sacrés champions olympiques, tout comme le relai 4 x 400 m en 1952. Sans atteindre l’or, Merlene Ottey avait également brillé en obtenant trois médailles de bronze (1980, 200 m ; 1984, 100 m et 200 m). Les scénaristes du film, s’inspirant de cette réalité, ont imaginé que trois des quatre membres de l’équipage sont victimes d’une chute lors des épreuves de sélection sur 100 mètres des JO. L’un d’eux cherche un moyen d’accomplir malgré tout son rêve olympique. Il part alors à la rencontre d’un Américain, ancien double champion olympique de bobsleigh disqualifié lors des JO de 1972 pour avoir triché, et lui demande de former une équipe. Aussi bien pour les athlètes que pour leur entraîneur, l’idée d’avoir une revanche à prendre sur leur rêve olympique est particulièrement présente dans le film.
La réalité est bien différente : ce sont deux hommes d’affaires américains vivant en Jamaïque, George B. Fitch et William Maloney, qui sont à l’origine de la création de l’équipe. Le site officiel de la fédération jamaïcaine de bobsleigh les présente comme « deux jeunes hommes opportunistes et entreprenants ayant eu une idée novatrice une nuit à Kingston »[3]. Ils auraient eu cette idée en observant des courses de push car, des véhicules sans moteur faits maison et lancés sur les pentes de Kingston[4]. Ils auraient alors noté des similarités avec le bobsleigh. Associant cela à l’abondance d’athlètes de talent, ils ont estimé que ce sport pourrait être un « choix naturel » pour le pays[5]. Après avoir obtenu le soutien des autorités jamaïcaines pour le projet, Fitch et Maloney ont mené une campagne de recrutement au sein de l’armée jamaïcaine en septembre 1987[6]. Parmi ceux retenus, Michael White a bien participé aux épreuves de sélections olympiques, mais n’est jamais arrivé en finale[7]. De même, l’entraîneur Howard Siler a certes été médaillé aux JO de 1969, mais n’a jamais été concerné par une affaire de tricherie. Ces écarts à la réalité peuvent être analysés comme étant des éléments scénaristiques permettant de mettre en avant une forme de résilience chez les personnages, et d’ainsi faire en sorte que le film envoie un message positif : les héros ont tous un rêve olympique mais sont contrariés dans leur quête. Leur volonté de réussir leur permet de surmonter cette épreuve et d’atteindre leur but.
Comme dans le film, les militaires Dudley Stokes, Devon Harris, Michael White n’ont eu que quelques mois pour se préparer, et l’ont fait avec des moyens rudimentaires[8]. Dudley Stokes s’est ainsi entraîné en poussant son enfant assis dans un caddie de supermarché dans les rues. Autre point commun, ils ont eu des difficultés à financer leur projet. Ils y sont finalement arrivés entre autres grâce à la vente de vêtements créés pour l’occasion[10]. Comme dans le film, les athlètes jamaïcains sont arrivés à Calgary sans être assurés de participer à l’épreuve de bobsleigh à quatre membres, et sans véhicule pour la course[11]. Là encore, nous pouvons estimer que ces éléments ont été retenus pour souligner la détermination des personnages, qui poursuivent leur quête bien que le parcours soit semé d’embûches. Une différence notable existe toutefois : dans la réalité, il manquait un membre d’équipage à la Jamaïque pour participer à l’épreuve. Chris Stokes, frère de Dudley, faisait alors ses études aux États-Unis. Il était venu à Calgary comme simple spectateur et s’est finalement retrouvé engagé comme athlète. Bien que l’idée qu’un spectateur puisse se retrouver à concourir aux JO semble être une belle histoire, les scénaristes ont peut-être estimé qu’elle ne correspondait pas à l’histoire qu’ils souhaitaient mettre en scène : l’idée qu’un personnage abandonne en cours de route, et qu’il soit tardivement remplacé par un protagoniste ne partageant pas ce rêve olympique sont deux éléments qui ne semblent pas s’imbriquer dans la logique de résilience et de persévérance évoquées précédemment.
Bien que de grandes libertés aient été prises avec la réalité, jusqu’aux noms des protagonistes qui ont été modifiés, « une bonne partie de l’histoire [du film] a un fond de vérité » selon Dudley Stokes, pilote de l’équipage originel. Le fait que les scénaristes prennent certaines libertés vis-à-vis de la réalité historique n’est pas rare lorsqu’un film est basé sur des faits réels. Dans le cas des longs métrages en lien avec les JO, nous pouvons ainsi évoquer les critiques faites par la presse sur le traitement généreux envers la personne de Leni Riefenstahl, ou encore le supposé refus d’Hitler de saluer Owens suite à sa victoire sur 100 mètres[12],[13] dans le film La Couleur de la victoire (2016). Tony Kushner, scénariste de Munich (2005), explique avoir été contraint d’inventer de nombreux éléments de son scénario : « du fait qu’elle [l’histoire] a trait à une opération secrète, nous ne disposons d’aucune information totalement fiable […]. Nous nous sommes donc octroyé le droit d’inventer »[14]. Ainsi, en raison des écarts évoqués préalablement, Rasta Rockett, à son tour, ne permet pas de fixer dans la mémoire collective la réalité de cette aventure sportive. Toutefois, ce film a pour intérêt de faire savoir au spectateur qu’elle a existé, même si le contexte social mis en scène est édulcoré : pour exemple, le patron de Disney aurait estimé que les accents jamaïcains des acteurs étaient trop difficiles à comprendre, et demandé au réalisateur de faire parler ses acteurs tel que le fait le crabe Sébastien dans la Petite sirène[15]. Pour Dudley Stokes, on « connaît d’abord notre aventure à travers le film »[16]. « Sans lui, on aurait été vite oubliés » ajoute Michael White[17].
La performance sportive : mise en image et scénario
La mise en scène de la pratique sportive est présente dans près de 20 % du temps d’image[18]. Les scènes d’épreuves ne pourraient être plus réalistes puisqu’il s’agit des images réelles tournées en 1988. Afin de créer un sentiment d’immersion, des images supplémentaires ont été créées pour le film. Elles prennent la forme d’images issues de caméras embarquées, filmant la piste depuis le bobsleigh ou le visage du pilote. La bande-son a également été travaillée puisque des bruits de frottement du véhicule sur la glace ont été ajoutés. Dans une scène tournée pour l’occasion et montrant l’entraînement de l’équipe suisse[19], médaillée d’or en bob à 4 en 1988, nous pouvons constater une volonté d’esthétisation beaucoup plus importante. Au niveau de l’image, les plans sont très rapprochés sur les corps et les gestes des athlètes. Le ralenti est utilisé afin de bien décomposer leur gestuelle. Côté sonore, l’accent est mis sur les sons produits par l’activité sportive : les pas des athlètes dans la neige, les tapes d’encouragement qu’ils se donnent, leur prise de contact avec le bobsleigh, les signaux vocaux de mise au départ donnés par le capitaine, l’entrée dans le véhicule. Une musique, signée Hans Zimmer, prend ensuite progressivement le relai, donnant un côté épique à cette performance. Durant cette séquence cherchant à filmer les corps en mouvement, la technique peut être rapprochée du travail réalisé par Leni Riefenstahl sur le film Les Dieux du stade (1938), une œuvre novatrice en matière de prises de vue de la pratique sportive. Cette scène reste toutefois la seule du film où l’esthétisme de la pratique sportive est au cœur du travail de réalisation. Le seul spectateur de cette session d’entraînement est Derice Bannock, le pilote jamaïcain à l’origine de la constitution de cette équipe. Dans sa quête de rêve olympique, l’équipage suisse est un modèle à suivre puisqu’il est le meilleur. Dans l’esthétisme de cette scène, les ralentis peuvent être perçus comme un temps que prend Bannock pour analyser chaque geste afin de chercher à s’en inspirer, à le reproduire. L’ambiance sonore contribue à illustrer le fait qu’il est comme subjugué par la perfection des enchaînements de ces athlètes.
La dernière course du film se termine par un accident. Les images sont celles de 1988. Suite à cela, le film montre les athlètes jamaïcains se relever et porter leur bobsleigh jusqu’à la ligne d’arrivée, afin de terminer la course. En réalité, l’équipe de 1988 s’est certes relevée et a rejoint la ligne d’arrivée en marchant, mais ce sont des membres de l’équipe d’assistance qui ont traîné le bobsleigh jusqu’à la ligne d’arrivée. Cette transformation peut être analysée comme un ultime acte de détermination des athlètes dans leur volonté d’atteindre leur rêve olympique. Franchir la ligne d’arrivée est un acte symbolique signifiant qu’un sportif en termine avec sa course. Le fait de conduire le bobsleigh jusqu’à la fin du parcours peut être perçu comme une forme d’achèvement, qui plus est sous les applaudissements de la foule : ces athlètes sont ainsi allés jusqu’au bout de leur rêve.
Dans le cadre de notre étude, l’art – ou plutôt le « septième art » – est au service du sport mais pas totalement dans le sens où il met en avant une épopée sportive qui relève de la « fiction historique ». Il permet de faire connaître et d’entretenir le souvenir de l’existence d’une belle aventure mais, bien qu’utilisant en partie des images d’archives, les libertés scénaristiques prises afin de rendre le film plus attrayant, mais aussi plus inspirant, ont pour effet de déformer la réalité dans l’inconscient collectif. L’art est toutefois bien au service du sport pour ce qui est de transmettre des valeurs : le film illustre ce qui est communément appelé le « rêve olympique » : une équipe d’athlètes issus d’une île tropicale relativement pauvre ayant réussi l’exploit de se qualifier pour des épreuves sur glace. Ses héros sont porteurs de valeurs telles que la volonté, la persévérance et la détermination. Le septuple champion du monde de Formule 1 Lewis Hamilton a présenté ce film comme étant son préféré, indiquant qu’il avait « changé sa vie »[20], Hamilton étant lui aussi un pilote de couleur arrivé dans un univers jusqu’alors peu ou pas mixte sur le plan ethnique. L’art est également au service du sport dans la scène d’entraînement de l’équipe suisse : il permet de le magnifier, de mettre en avant la qualité de la performance.
Nous pourrions également dire que le sport est au service de l’art puisque l’épopée de ces jeunes athlètes jamaïcains a été source d’inspiration pour la création de cette œuvre.
[1] « Cool Runnings at 30 », The Independent, 30-09-2023
[2] « Sur W9, Rasta Rockett fend la glace et fait encore rire », Ouest France, 06-02-2023
[3] Site officiel de la fédération jamaïcaine de bobsleigh : https://jbsf.co/history/
[4] Diama, M. & Ouvrard, M. (2011). Jamaican bobsled team. Goodlife
[5] Site officiel de la fédération jamaïcaine de bobsleigh : https://jbsf.co/history/
[6] « Trente ans après les JO de Calgary, on a retrouvé les vrais Rasta Rockett », https://www.francetvinfo.fr/sports/jo/recit-trente-ans-apres-les-jo-de-calgary-on-a-retrouve-les-vrais-rasta-rockett_2604208.html
[7] Echange avec Dudley Stokes, réalisé le 3 avril 2024. Merci à lui et à Daisy Craydon pour leur assistance.
[8] « Que sont devenus les Rasta Rockett ? », Ouest France, 03-02-2022
[10] Diama, M. & Ouvrard, M. (2011). Jamaican bobsled team. Goodlife
[11] Echange avec Dudley Stokes, réalisé le 3 avril 2024.
[12] « Pas de médaille pour la couleur de la victoire », La Croix, 26-07-2016
« La couleur de la victoire, le triomphe de Jesse Owens façon politiquement correct », Le Monde, 26-07-2016
« La couleur de la victoire : et Jesse Owens défia Adolf Hitler », Le Nouvel Obs, 26-07-2016
[13] Séquence située à la 96ème minute du film. Alors que le Président du Comité olympique américain cherche à présenter Owens à Hitler, on l’informe que « le chancelier Hitler a été forcé de partir plus tôt ». Dans les faits, Owens lui-même indique « Hitler ne m’a pas snobé. Je suis passé devant lui, je lui ai fait un petit signe de la main, et il a répondu à mon signe ! » Source : « Légendes du sport : Jesse Owens », La Dépêche, 17-05-2020
[14] Dossier de presse du film Munich (2005)
[15] « How we made: Cool Runnings, the comedy classic about the Jamaica bobsled team », The Guardian, 28-09-2020
[16] Diama, M. & Ouvrard, M. (2011). Jamaican bobsled team. Goodlife
[17] Ibid.
[18] 3’30 pour l’athlétisme, 1’10 pour le push car, 12’10 pour le bobsleigh dont 1’40 sur la terre et non la glace ; soit un total de 16’50 pour 94’ de film
[19] Scène située à la 41ème minute du film
[20] « Cool Runnings at 30 », The Independent, 30-09-2023