Qu’est-ce que supporter ?

Qu’est-ce que supporter ?
Équipe 2023/24 - photographie Jessica Soffiati
Recherche  -   Art et/ou Sport

Regard passionné sur l’A.S. Velasca, club le plus artistique au monde

 

Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Adrien Abline présente aujourd’hui le cas particulier de l’A.S. Velasca, une association sportive on ne peut plus artistique. 

Installé non loin du stade San Siro à Milan, un club amateur détonne. L’Associazione Sportiva Dilettantistica Velasca, fondée en 2015, a été jugée par les instances de la FIFA comme étant le club de football « le plus artistique au monde ». Les actifs du club, composé d’un ensemble d’artistes avec pour président Wolfgang Natlacen, s’approprient le fonctionnement d’une association sportive et profitent de chaque occasion (matchs, entraînements, tickets, maillots, gourdes…) pour produire pièces et expériences artistiques. La direction du club – aux influences fluxus – se nourrit de l’énergie de ces artistes invités ainsi que des performances de son équipe constituée d’amateurs avec pour ambition de faire « mieux » que le club italien, toujours en activité et fondé par Pier Paolo Pasolini, ayant maintenant tiré un trait sur une ambition de concilier art et sport : le Società Artistico Sportiva (SAS) Casarsa, dans le Frioul. En nouvelle passerelle ornée de la figure de la Torre Velasca, l’A.S. Velasca poursuit son but : faire du foot un art et/ou inversement autour de sa situation fédératrice.

 

The Oblique Match de l’A.S. Velasca – Match officiel joué avec les cartes Oblique Strategies de Brian Eno et Peter Schmidt

L’A.S. Velasca est très populaire. Le club est largement suivi sur les réseaux (@asvelasca) et, chose rare, il est autant apprécié par les acteurs du monde de l’art que par ceux du sport. Les œuvres autour du club sont régulièrement exposées et des artistes largement reconnus ont participé ponctuellement ou participent activement à l’essor du club (par exemple Ben Vautier, Brian Eno, Zhuo Qi, Nada Pivetta, Eric Pougeau, Thomas Wattebled…). Côté sport, l’entreprise artistique fait figure d’OVNI. Plusieurs stars ont porté fièrement le maillot du club comme Yannick Noah, Fabio Capello, Frédéric Michalak ou encore Didier Roustan. Différentes parties amicales avec des clubs de très haut niveau ont été organisées comme contre le Soweto F.C. en 2019 et le Venezia F.C. en 2022. Et, comme si cela ne suffisait pas, le club détient le record du partenariat de plus longue durée (en Italie) avec l’équipementier sportif et mécène Le Coq sportif avec qui ils élaborent les différents maillots et shorts de l’équipe chaque année.

 

Mascotte du club de Tamaya Sapey-Triomphe – photographie Thomas Mopin Viers

 

Mais, revenons à notre sujet : qu’est-ce que supporter ? Supporter nous apparaît au premier chef comme un poids à porter, un moment difficile à passer[1]. Alors que le supporteur est lui vivifié par son joug. Il prend soin de son équipe et est (en retour) récompensé par un lot d’émotions (plaisantes ou non) et d’histoires qui se jouent en direct. Le supporteur se complaît passionnément de l’animation de son équipe le temps d’un match, et même en dehors pour les « fous du ballon ». Perdre ou gagner est finalement un moyen de vivre un peu d’intensité. Pour le sociologue Ludovic Lestrelin, la figure du supporteur oscille – dans notre imaginaire et dans les médias – entre l’image d’un individu emporté par une passion aliénante et l’image d’un « beauf » agressif. La vision des supporteurs est souvent assimilée à celle d’une masse populaire potentiellement dangereuse, et elle est donc entachée d’un jugement de classe sociale. Mais de fait, le sociologue pointe qu’il n’y a pas de supporteur sans événement spectaculaire. Le supporteur est un élément particulier dans un spectacle où il trouve une place et joue son rôle. Plus encore, « être supporteur » requiert trois conditions : « le parti pris pour un « camp » d’abord, des sentiments et de l’affect ensuite, un cadre collectif enfin au sein duquel s’expérimentent la confrontation à autrui mais aussi les débats, voire les disputes, notamment à propos de la qualité du soutien[2]. » Être supporteur signifie s’engager pour une entité qui se met en scène.

 

Vers une dixième saison – photographie Wolfgang Natlacen

 

En accord avec sa passion, un supporteur se comporte comme un collectionneur de reliques. Collectionner apparaît comme un moyen d’appartenir à une communauté, de soutenir financièrement son club et permettre un continuum. Le supporteur est en soi un agent du care en accompagnant, en encourageant et en sensibilisant autrui à son œuvre. De nouveau, nous imaginons un collectionneur zélé achetant le dernier maillot de son club et bien sûr le linge de lit à l’effigie de son équipe de cœur pour faire de beaux rêves de victoire.

 

Drapeau pour arbitre de touche de Stephen Dean

 

Mais, à bien y réfléchir, un supporteur n’est pas fou de son club uniquement pour ses victoires. Car d’une part aucun club gagne toutes ses confrontations, et d’autre part supporter une équipe toujours victorieuse n’aurait pas vraiment de sens et n’aurait même aucun goût. Je dirais même qu’une équipe invincible n’a pas besoin de supporteurs… Bref, s’il est vrai que des victoires et des individualités peuvent faire aimer un club, c’est souvent dans la défaite que l’action de supporter prend en teneur. À ce titre, l’A.S. Velasca nous intéresse d’autant plus. Le club est depuis sa création au plus bas de l’échelle des divisions footballistiques italiennes. Les instances de la FIFA n’ont donc pas eu besoin de se référer aux résultats sportifs de l’équipe pour lui offrir son titre honorifique. Le Président du club Wolfgang Natlacen m’avait confié (non sans humour) qu’il se méfiait d’ailleurs de trop bons résultats de son équipe car, si elle devenait trop performante, le regard ne porterait plus sur la vivacité artistique du club mais sur sa place dans le classement.

À rebours, le chercheur en socio-psychologie du sport Iouri Bernache-Assolant a constaté que les supporteurs acquièrent par la victoire de leur équipe une identité dite positive ; lorsque leur équipe perd, ils usent d’autres stratégies pour la retrouver. Les supporteurs ont alors tendance (pour compenser) à « surinvestir » un autre plan de leur club (historique, marketing, symbolique…). Les Ultras de l’Olympique de Marseille se servent par exemple de l’activité marchande, comme repli identitaire lors de périodes de vaches maigres[3].

 

Vers une dixième saison – photographie Wolfgang Natlacen

 

Une autre grande qualité de l’A.S. Velasca est de savoir maintenir le suspens et cela au même titre qu’un match de football selon Jean-Philippe Toussaint : « En somme, le football est une denrée périssable, sa date de péremption est immédiate. Il faut le consommer tout de suite, comme les huîtres, les bulots, les langoustines, les crevettes (je vous passe la composition exhaustive du plateau). Il faut le savourer frais, dans l’intensité de l’instant, dans la chaleur du direct. Le football vieillit mal, c’est un diamant qui ne brille que dans le vif aujourd’hui. On ne regarde jamais les retransmissions des vieux matchs de football à la télévision. Même les finales de légendes sont éventées, leur parfum s’est évaporé dans la poussière du temps, elles demeurent loin derrière nous et deviennent une composante familière de notre passé, ce n’est plus que dans notre souvenir qu’elles frémissent encore éventuellement d’une grâce éphémère. Ensuite, avec le temps, le football change de dimension. De produit périssable qu’il était, il devient intemporel et accède au statut de mythe, ou de légende. À la durée, dans notre esprit, fait place alors l’extrait, la citation, l’éclat ou le fragment[4]. » Un supporteur se nourrit d’histoires grandes ou petites : celles qui se jouent au présent avec les matchs de son équipe et la grande histoire de son club avec son palmarès glorieux (ou non), autrement dit son passé. Notons qu’il est possible d’être supporteur sans être présent à un match ou au plus près de son club. La plupart des supporteurs de l’A.S. Velasca n’ont jamais assisté à un match de leur équipe (ils n’en ont même parfois vu aucun !). Pourtant, ils supportent le club, et cela grâce aux réseaux. Le supporteur suit l’A.S. Velasca sur Instagram comme une histoire se faisant de publications en publications (chose totalement absorbée dans la dynamique du club). Entre instantanés et représentations, ici, supporter c’est aussi follow, liker, partager et/ou commenter une histoire fragmentée de matchs et de situations artistiques. Le club privilégie ainsi un rapport au présent dans la création, tout en gardant en tête l’importance du mythe dans le récit sportif.

 

Indice pour le maillot 2024/25 – photographie Wolfgang Natlacen

 

Pour éviter toute lassitude chez ses acteurs et de ses suiveurs, les artistes du club (et autour du club) sont invités à le réinventer. L’identité visuelle et sonore évolue constamment et devient sous l’égide de Wolfgang Natlacen (réalisateur de métier) une (bonne) histoire qui s’écrit au fur et à mesure d’accidents et de rencontres. Sur les réseaux, des indices sont ainsi semés pour présenter une suite ou encore une possible direction de cette création collective. Récemment, une bande sonore qui manquait à la narration, vient d’être confirmée avec les créations inédites des musiciens Jim O’Rourke (guitariste de Sonic Youth) et Gavin Bryars. De nouvelles pistes musicales seront prochainement révélées pour s’enflammer sur 90 minutes (plus temps additionnel).

 

Stephen Dean annoncé nouvel artiste sponsor 2024/25

 

Pour chaque rencontre, un artiste invité réalise un ticket (collector). Ce petit rituel d’avant-match -qui a débuté lors de la saison 2017/18- compte maintenant plus de 200 créations originales ! À chaque saison sportive, un artiste « sponsor » (sorte d’artiste VIP pour une année avec le club), réalise le nouveau maillot et insuffle une nouvelle ligne directrice et plastique. Cette thématique est mise en scène et en images sous différentes stratégies. Pour 2021/22, Joël Andrianomearisoa a précipité le club dans la mélancolie. Rappelons à ce titre les mots d’André Gide : « La mélancolie n’est que de la ferveur retombée ». Pour 2023/24, le collectif 75070 avait déployé une succession de motifs et de représentations autour du sujet du bestiaire (des maillots aux représentations des joueurs). Pour 2024/25, avec Stephen Dean, le club s’essaiera au miraculeux.

Forza l’A.S. Velasca !

 

 

[1]. Dans son premier sens étymologique, supportare signifie porter dessous.

[2] . Ludovic, Lestrelin, Sociologie des supporteurs, Paris, La Découverte, 2023, p. 25-26.

[3] Bernache-Assollant, I., Lacassagne, M.-F., & Bouchet, P.  « Les groupes de supporters Ultras à Marseille : des modes de gestion identitaire différents ? » Revue Canadienne des Sciences du Comportement, numéro 39, 2007. 247-265.

[4]. Jean-Philippe, Toussaint, Football, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015, p. 37-38.