Les formes du refus : politique de la non-performance

Les formes du refus : politique de la non-performance
(Non) Performance. A daily practice. Julie Pellegrin, T&P Publishing, 2024
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Quelle grammaire politique esquissent les pratiques performatives contemporaines ? Dans (Non)Performance. A daily practice, Julie Pellegrin déploie en neuf entretiens une lecture engagée de la performance contemporaine, s’éloignant d’une compréhension de cette dernière comme événement spectaculaire. Le livre offre un espace pour penser la performance comme un acte quotidien débordant des cadres traditionnels de l’art pour s’enraciner dans l’existence. À travers des dialogues avec différents artistes de la scène contemporaine, Pellegrin explore une forme d’engagement artistique qui embrasse l’imprévisibilité et le refus des structures imposées, tout en inscrivant ces pratiques dans l’historiographie plus large de la pensée anarchiste. Une large introduction et un essai conclusif entourent des entretiens aux formes et aux temporalités hétérogènes. Silence choisi, illisibilité et improductivité sont autant de modalités qui parcourent les travaux mis en lumière au fil des pages.

L’une des forces du livre réside dans l’explicitation de ce (Non) qui précède le terme de performance dans son titre même. Le concept, dérivé des travaux de Fred Moten, fait signe vers une stratégie de dépossession, une forme de résistance à l’assignation, au regard critique et normatif. Loin de signifier l’absence ou le vide, ce « non » devient ici une invitation à ouvrir de nouvelles voies, à inventer des formes d’agentivité critiques et collaboratives, « des comportements non-orthodoxes ». On retrouve dans ces pages une influence marquée par la pensée féministe et décoloniale, mais également un ancrage dans les imaginaires anarchistes. La notion de non-performance chez Fred Moten trouve son origine dans une réflexion critique sur les normes sociales et esthétiques qui régissent la performance, notamment dans les contextes juridiques, sociaux et artistiques. Dans son œuvre, Moten développe une compréhension du terme en se basant à la fois sur son usage juridique, où la non-performance désigne l’inexécution d’un contrat, et sur une critique plus large des injonctions à la productivité et à la visibilité. En particulier, il s’intéresse à la manière dont les sujets subalternes, notamment les Afro-Américains dans le contexte historique du capitalisme racial, sont contraints à « performer » selon les attentes sociales, culturelles ou économiques dominantes. La non-performance devient ainsi un refus stratégique de répondre à ces attentes. Il ne s’agit pas d’une simple absence d’action, mais d’un acte de résistance par la non-conformité : un retrait délibéré des formes normées de visibilité et d’expression. Cette non-performance s’inscrit dans une stratégie de la fugitivité, où le refus de la visibilité, de l’assignation et de la lisibilité devient une forme d’émancipation. En ce sens, elle est profondément liée à une critique du capitalisme, des structures de pouvoir, et à une réflexion sur l’agentivité qui dépasse les cadres imposés par la société normative.

 

(Non) Performance. A daily practice. Julie Pellegrin, T&P Publishing, 2024

 

Le refus n’est jamais simplement une opposition, il est productif. Il génère de nouvelles manières d’être, de créer, de coexister. Les pratiques explorées dans le livre privilégient la furtivité, la sous-exposition, et l’illisibilité comme autant de formes de résistance à l’injonction de visibilité permanente qui structure aujourd’hui l’art contemporain. Ce refus d’être possédé, d’être un objet assigné, s’incarne également dans une approche relationnelle inspirée par la pensée de Judith Butler et Athanasiou, qui prône une ouverture à l’autre qui dépasse les logiques de pouvoir ou d’appropriation. L’ontologie horizontale de la performance, développée au fil des entretiens, affirme que tout est important, tout geste, aussi infime soit-il, possède une valeur et un potentiel de transformation. S’ouvre ainsi la possibilité d’une écologie de l’attention impliquant un rapport dé-hiérarchisé et non-spectaculaire à l’action entreprise par la performeuse. Béatrice Balcou confie ainsi à l’auteure : « Pendant une Cérémonie, tout a de l’importance, tout a la même importance. C’est comme ça qu’au fur et à mesure, une attention commune se crée. »

La richesse de l’ouvrage repose aussi sur son approche délibérément « contaminée » par la pratique des artistes. Pellegrin ne se positionne pas en critique distante, mais plonge dans une forme d’écriture poreuse à l’expérience quotidienne des performeurs. C’est dans cette méthodologie de l’accompagnement que l’on perçoit le lien entre politique et pratique artistique. Cette non-performance renvoie ainsi à l’idée d’une alternative, non spectaculaire, et ancrée dans la vie quotidienne. À la manière de l’anarchisme qui rejette les structures hiérarchiques rigides, les formes de performance décrites ici cultivent une éthique horizontale et collective, ouvrant la voie à une radicalité discrète, mais insurrectionnelle. Hakim Bey, théoricien anarchiste, propose le concept de « zones autonomes temporaires » (TAZ), des espaces de liberté éphémères où les hiérarchies sont suspendues et où de nouvelles formes d’organisation sociale peuvent émerger. Ce concept trouve un écho direct dans les pratiques performatives, qui mettent souvent en scène des interactions immédiates et non hiérarchiques entre artistes et public. Ces micro-politiques permettent ainsi de réinventer des modes de relation basés sur l’autonomie et la coopération, valeurs centrales de l’anarchisme. Selon Julie Pellegrin, « la performance ouvre un espace d’imprévisibilité qui échappe aux structures rigides du pouvoir » . On retrouve en filigrane tout au long des entretiens une attention particulière portée à la création d’atmosphère, au cœur des échanges avec Loreto Martinez Troncoso et Gisèle Vienne.

 

(Non) Performance. A daily practice. Julie Pellegrin, T&P Publishing, 2024

 

La performance contemporaine fait écho aux expérimentations italiennes de l’Attico dans les années 60 tout autant qu’elle partage une téléologie anarchiste, dans sa capacité à contester les hiérarchies et à générer des alternatives aux formes de pouvoir et de visibilité imposées. En cultivant l’imprévisibilité, la non-productivité et la collaboration horizontale, elles offrent des espaces où l’individu et le collectif peuvent expérimenter des modes de vie et d’art émancipés des contraintes capitalistes et institutionnelles. La performance devient ainsi un laboratoire de l’anarchisme, une exploration radicale de nouvelles formes d’être et de faire. Plane toutefois sur chacune des discussions, ainsi que sur les lieux instables dans lesquels elles se déroulent (entre deux avions, dans un lieu autogéré, au cours d’une résidence de quelques semaines), le danger d’une neutralisation de ces mêmes pratiques subversives. Fredric Jameson, décédé ce 14 avril, soutient que le capitalisme tardif a la capacité d’absorber les formes de résistance en les transformant en marchandises et en les intégrant dans des structures qui perpétuent le système qu’elles prétendent subvertir. La performance, même lorsqu’elle se veut anarchiste ou subversive, est régulièrement institutionnalisée et commercialisée, intégrée dans l’industrie culturelle via les musées, les galeries et les festivals. Ce processus de « récupération » ou de commodification dépolitise la performance et en fait un produit consommable, réduisant son potentiel à générer un véritable changement radical. L’accent mis sur des pratiques fragmentées et locales (micro-politiques, performances temporaires) peut offrir une illusion de résistance, mais échoue à constituer une force politique capable de mobiliser un mouvement de masse ou de proposer un projet révolutionnaire cohérent. L’ouvrage de Julie Pellegrin, loin de détourner le regard de ces enjeux, propose une étude polyphonique et générationnelle permettant de penser, par la non-performance, une possibilité de résistance collective au jour le jour.