Le jeu vidéo : art et/ou sport ?

Le jeu vidéo : art et/ou sport ?
Recherche  -   Art et/ou Sport

Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Pierre Dernoncourt (philosophe spécialisé en esthétique et en théorie des jeux vidéo) analyse aujourd’hui la position entre art et sport du jeu vidéo. 

La question qui nous occupe suppose tout d’abord d’interroger les rapports entre art et sport, qui se trouvent souvent trop rapidement placés sous le signe d’une exclusion réciproque. L’art impliquerait une attitude contemplative ou un travail d’interprétation opposé à la performance comprise comme prouesse sportive. À l’inverse, le sport exigerait un goût pour la compétition ou une disposition pour l’exploit. Plutôt que de résoudre abstraitement cette tension, dont les deux pôles ne sont en réalité pas nécessairement incompatibles, il nous paraît adéquat de la poser depuis l’analyse d’un médium particulier, qui se tient à la croisée des arts et du sport : le jeu vidéo.

Le jeu vidéo est vieux de plus d’un demi-siècle. Ce médium est reconnu comme un véritable sport depuis les années 1990, avec la démocratisation des ordinateurs personnels et le développement du jeu en réseau. Il était même question d’intégrer l’e-sport aux épreuves olympiques de Tokyo en 2021. Si le versant sportif du jeu vidéo est donc admis depuis longtemps, la reconnaissance de sa valeur artistique est plus récente. Depuis une vingtaine d’années est apparue dans la presse spécialisée la notion d’auteur, régulièrement employée à propos de certains créateurs vidéoludiques reconnus, pour des développeurs indépendants ou issus des géants de l’industrie. Cette consécration de la notion d’auteur est allée de pair avec la reconnaissance institutionnelle et patrimoniale du jeu vidéo, qui sera actée en 2006 en France.

Un certain scepticisme persiste encore toutefois quant à cet aspect artistique du médium vidéoludique. Cette défiance trouve son origine dans le fait que le jeu vidéo se trouve pris entre deux pôles classiquement perçus comme exclusifs l’un de l’autre : l’art d’un côté et l’industrie du divertissement de l’autre. Or, la valeur heuristique de cette opposition n’est pas satisfaisante, comme en témoigne l’histoire du cinéma. Le septième art, qui a essuyé le même mépris que le jeu vidéo au moment de son essor[1], a connu dès le départ un mode de production similaire au jeu vidéo, impliquant une division poussée du travail ainsi qu’un recours aux technologies issues de l’industrie, ce qui n’enlève rien à sa valeur artistique.

L’objectif ici n’est donc pas de militer pour la reconnaissance officielle du jeu vidéo, qui continue à s’établir au sein de la culture légitime, mais de souligner le fait que la double nature du jeu vidéo fait problème, puisqu’elle place ce médium dans une situation inédite par rapport aux autres arts mais aussi par rapport aux autres disciplines sportives. Cette définition flottante du jeu vidéo impose l’établissement d’une classification des œuvres qui composent ce vaste médium, lesquelles diffèrent fortement les unes des autres du fait de leur mécanique ludique ou de leur direction artistique. En conséquence, elles ne sauraient être indifféremment subsumées sous le seul concept d’art ou sous celui de sport, mais exigent d’être placées dans l’une ou l’autre de ces catégories.

 

I. Classer les jeux

Certaines œuvres vidéoludiques sont l’occasion d’une expérience plus artistique que sportive. On peut penser aux atmosphères paisibles et contemplatives proposées par Journey (2012), développé par Jenova Chen, qui nous placent dans un état de quiétude rêveuse : notre avatar glisse au milieu d’un désert de sable doré, seul ou aux côtés de joueurs avec lesquels il ne peut pas engager de combat (ill. 1). Les graphismes épurés rappellent ceux d’un film d’animation. La bande originale, composée de nappes sonores, est ténue au point de se tenir à la lisière de notre conscience d’accès. Ce jeu interdit volontairement toute compétition lorsqu’il est joué en ligne, et ne permet pas de réaliser d’objectifs quantifiables. De ce point de vue, Journey ne relève clairement pas du sport : pas de concurrence ni de performance comprise comme exploit, seulement une promenade sensorielle.

 

ill.1 The Mountain, Journey

 

À l’inverse, des jeux très compétitifs comme Counter Strike (1999) s’apparentent à une discipline sportive : ils exigent des réflexes vifs et mobilisent coordination et motricité fine. Surtout, ils se prêtent facilement aux LAN (réseaux locaux) ou aux compétitions d’e-sport en ligne (ill. 2). Ces jeux vidéo basés sur la rivalité relèvent de l’agôn, pour reprendre la terminologie de Roger Caillois[2], catégorie dans laquelle l’essayiste français place d’ailleurs tous les sports impliquant l’affrontement.

 

ill.2 Dust II, Counter Strike

 

Une classification des jeux vidéo distinguant entre les jeux sportifs d’un côté et les plus artistiques de l’autre est donc nécessaire. Pour autant, cette taxinomie ne résout pas le problème pour une large part des jeux, dont la nature est plus ambivalente. Certaines œuvres vidéoludiques sont plus difficilement classables, comme les Soulsborne des studios FromSoftware, qui sont bien reconnues comme des jeux vidéo d’auteur mais se prêtent également à une approche compétitive axée sur la performance. Ces œuvres exigeantes tiennent ensemble le culte de l’exploit, voire celui de la compétition acharnée contre soi-même et contre les autres joueurs, et proposent en même temps une expérience artistique faisant autorité pour l’ensemble du médium. Il est donc difficile de trancher la question de la nature sportive ou artistique du jeu vidéo à la faveur d’une nomenclature binaire.

Pour dépasser cette difficulté, il convient de reprendre ce problème à nouveaux frais en l’analysant d’un point de vue esthétique, c’est-à-dire en liant l’analyse du jeu vidéo à celui de sa pratique ludique par les joueuses et les joueurs. En s’intéressant à leur expérience, on réalise qu’on peut jouer à un même jeu comme un sport ou l’apprécier comme une œuvre d’art. Ainsi, la disposition du joueur, plus que l’objet lui-même, nous permettra de dire que nous nous situons dans l’horizon de l’art ou dans celui du sport. Affirmer que le jeu vidéo serait un art ou un sport en soi, indépendamment de la manière dont il est performé, est donc tout à fait discutable. Cela aboutirait à une essentialisation réductrice de ce médium dont les œuvres participent souvent à la fois de l’art et du sport.

 

II. De l’objet à la pratique

Tout d’abord, il existe une volonté consciente des développeurs de laisser le joueur libre d’aborder le jeu comme il l’entend. Les Soulsborne s’apprécient sur le mode des walkthrough, promenades faisant la part belle à la contemplation de panoramas (ill. 3) ou sur celui des lore runs, qui rendent hommage à la narration environnementale remarquable de ces jeux. Mais ils peuvent également être joués dans une perspective compétitive, qui exploite par exemple un mode multijoueur permettant d’envahir les parties des autres, ce qui transforme les niveaux en arènes et les autres joueurs en rivaux. Les deux dimensions artistique et sportive sont donc parfois présentes au sein des mêmes jeux.

 

ill. 3 Lac de Liurnia, vue des falaises d’Elden Ring

 

De manière plus étonnante, on peut faire remarquer que l’aspect sportif ne vient pas toujours des développeurs eux-mêmes, mais parfois d’une initiative des joueurs en quête de nouveaux défis. Ces initiatives sont appelées gameplays émergents et désignent des mécaniques ludiques spontanées qui injectent de la performance et de la compétition là où les développeurs n’en avaient pas prévu. Ainsi, les exemples les plus célèbres sont la speedrun, qui consiste à finir le jeu le plus vite possible, et la no-hit run, course très exigeante qui consiste à finir le jeu sans se faire toucher une seule fois par un ennemi. On passe dans ces deux cas de l’espace vécu hétérogène, propre à l’expérience artistique où l’on ressent la peur ou la sérénité selon les lieux arpentés, à l’isotope de la performance sportive. Les runs supposent en effet de cartographier tout le jeu pour mieux réussir, sans tenir compte de la tonalité affective de chaque lieu. Il faut s’arrêter longuement sur des plans larges, non dans une perspective de contemplation, mais pour étudier les mouvements cycliques des ennemis qui arpentent les niveaux en contrebas. Il est nécessaire d’utiliser les corniches, de calculer précisément le temps nécessaire à traverser une cour ou une plaine. L’espace du jeu, homogénéisé par l’objectif de performance, devient celui de l’intervalle et de la mesure. C’est donc un rapport à l’espace très différent de la promenade : dans une speedrun l’espace est totalement rationalisé et les distances y sont quantifiées. À ce niveau de performance vidéoludique, nous n’avons plus affaire à un espace polarisé affectivement, hétérogène et qualitativement différencié comme dans l’art. L’espace, prévu par les level designers pour être avant tout éprouvé affectivement, devient un isotope, dont l’incorporation s’appuie sur un certain nombre de données objectives et de cartes réalisées par les joueurs eux-mêmes en vue d’une performance.

En somme, si certains jeux relèvent de manière flagrante du sport et d’autres de l’art, la question est souvent plus complexe et appelle un traitement proprement esthétique, c’est-à-dire une approche qui s’intéresse d’abord aux pratiques et à la sensibilité des joueuses et des joueurs. Ces derniers appréhendent en effet leur médium comme l’un ou l’autre dans leur pratique, en fonction de leurs dispositions. Un même jeu peut ainsi être appréhendé comme un art ou un sport, ce qui exige ici de faire le même pas de côté théorique que Nelson Goodman[3] : la question n’est plus de savoir si le jeu vidéo est un art ou un sport de manière absolue, mais quand le jeu vidéo est l’un ou l’autre.

 

[1] « Le cinéma est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés (…) », Philosophie du jeu vidéo, Duhamel cité par Triclot, La découverte, 2017, p. 82.

[2] Roger Caillois, Le Jeu et les hommes, Folio, 1967, p. 50.

[3] Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » in Manières de faire des mondes, Jacqueline Chambon, 1992, p. 89-90.