La Répétition. Œuvres phares du Centre Pompidou

La Répétition. Œuvres phares du Centre Pompidou
Couverture du catalogue de l'exposition "La Répétition. Œuvres phares du Centre Pompidou" actuellement présentée au Centre Pompidou-Metz.
À voir

Depuis le 4 février 2023 et jusqu’au 27 janvier 2025, Éric de Chassey présente au Centre Pompidou-Metz un choix d’œuvres des collections du Centre Beaubourg rassemblées sous le chef du thème de la répétition décliné en une série de variations qui organisent le parcours de l’exposition, successivement : essayer, insister, multiplier, diviser et multiplier, arpenter, fixer, persévérer, accumuler, redoubler, réitérer, scander, recommencer. À chaque déclinaison du thème correspondent une ou plusieurs œuvres sélectionnées en fonction de l’affinité ou de la résonance qu’elles présentent avec elle. Donc, un concept, la répétition, dont on sait combien la philosophie contemporaine, notamment avec Deleuze, d’ailleurs cité, l’aura mise en exergue de ses travaux, et autant de verbes qui la mettent à l’œuvre des plus ou moins grandes différences dont la répétition est l’occasion. Il n’est pas question de reproduction à l’identique, de reprise du même, mais du caractère productif et dynamique de la répétition par opposition à la standardisation et à la normalisation uniformisantes des marchandises et des conduites. Donc, différences dans et par la répétition. Du coup, plutôt qu’à un parcours, on a affaire à un espace où coexistent, se déplient et se distinguent les différentes formes de répétition. Exemples : à l’entrée, « essayer » renvoie à trois lithographies de Picasso reprenant à des dates très proches les unes des autres une même figure de femme (Femme au fauteuil), tandis que de François Morellet deux œuvres se dupliquent dans l’espace à l’agrandissement près de la première (Peinture, 1952) par la seconde, on parle alors d’homothétie, pas moins de 54 ans après, d’où son titre plein de malice 1952 x 4 n° 4 Quand j’étais petit je ne faisais pas grand (2006) ! Les trois lithographies de Picasso interrogent : s’agit-il de trois états différents de la même figure ou d’une progression, donc des essais dans le rendu et l’expression ? Leur coexistence, dès lors que l’une n’efface pas l’autre, laisse penser que la première option est probablement la bonne. Quant à l’œuvre de Morellet, elle semble moins relever de l’essai qu’elle ne présente un étonnant raccourci du temps dans l’espace plastique, en même temps traduction ou condensation humoristique par amplification du parcours de l’artiste. Autre déclinaison, « persévérer » qui convoque notamment trois grands tableaux de Simon Hantaï jalonnant son parcours, 1955, Sexe-prime. Hommage à Jean-Pierre Brisset, 1958-59, Peinture (Ecriture rose), 1960, Mariale m.a.3. Sans doute chaque tableau joue-t-il d’une forme de répétition, de nouages aériens sur fond brun dans le premier, inspirés tout à la fois par Pollock et la grammaire délirante de Brisset libérant les mots des cases du dictionnaire, de la fine et intarissable ligne d’écriture, telle une broderie, dans le deuxième, des plis et replis étoilant les réserves du blanc d’éclats verts et bleus dans le troisième[1], mais s’il est vrai qu’il y faut une patience à toute épreuve, n’est-ce pas en réduire l’opération et l’effet singuliers que de les ramener à un même schème, alors qu’au-delà du « encore et encore… », c’est précisément la différence qui s’ensuit dans la sensation de l’espace et de la couleur qui importe ? Roman Opalka, dans la rubrique « compter », n’aurait-il pas autant eu sa place dans « persévérer » ? Quant au tableau de Pierre Soulages, Peinture 51×165 cm, 2 décembre 1985 (1985), esseulé dans un coin de l’exposition, on ne voit guère dans quelle catégorie le faire figurer, répétition du geste sans doute, mais alors ne retombe-t-on pas dans la généralité du thème aux dépens de l’une de ses variations ? En revanche, il ne fait pas de doute que Claude Viallat, Olivier Mosset, Niele Toroni, Josef Albers et Agnes Martin sont on ne peut mieux à l’enseigne du thème de l’exposition, mais pourquoi Albers et Martin figurent-ils dans « multiplier et diviser » tandis que Viallat, Mosset et Toroni sont regroupés dans « arpenter ». L’arpenteur de l’exposition ne serait-il pas plutôt André Cadere et ses bâtons multicolores judicieusement posés en différents endroits ? On le voit, il y a du vent dans les catégories mais il est vrai que l’espace propose moins un cloisonnement ou un classement qu’une articulation, voire une navigation entre elles. On ne s’étonnera pas que les films (Main attrapant du plomb, Richard Serra ; Quad, Beckett) et les vidéos (Marina Abramovic, Bruce Nauman, Marie Cool Fabio Balducci) soient au rendez-vous de la répétition du geste pour en extraire des rythmes obsédants, mention spéciale à Fase, magnifique chorégraphie à deux, théâtre d’ombres et de lumière dans tous les états du bleu et des corps, œuvre de Anne Teresa De Keersmaeker sur une pièce de musique répétitive de Steve Reich filmée par Thierry De Mey.

Le réel intérêt de ce type d’exposition, qui échappe au rituel bien installé des expositions consacrées à un artiste, à un courant ou à une période, réside dans l’ambition d’une transversalité permettant de rassembler et de faire en quelque sorte résonner entre elles des œuvres sans doute disparates, quel rapport par exemple entre les trois sérigraphies de chaises électriques de Warhol et les Hommages au carré de Josef Albers ?, mais qui, par-delà les différences de médiums, de formes et de styles, présentent un schème commun d’animation qui donne figure à l’esprit d’une époque. De ce point de vue, le choix de la répétition versus la reproduction est d’autant plus bienvenu qu’aux rapports entre les œuvres s’adjoint le rapport au concept, disons au discours, de sorte que, pour parler comme Deleuze et Guattari, percept, affect et concept se répondent[2]. Reste que, telle que conçue par Éric de Chassey, l’entreprise se heurte à une double limite, l’une de fait, l’autre de droit. La limite de fait se trouve dans la collection dont sont extraites les œuvres, laquelle ne comprend peut-être pas les œuvres les plus significatives pour le thème choisi, entre autres, l’absence de Gerhard Richter, quand bien même peut s’admettre qu’il ne s’agit là que d’un échantillon par définition non exhaustif mais du moins représentatif. La limite de droit touche à la démarche inspirant le dispositif. D’abord, comme évoqué précédemment, il y a dans certains cas un problème d’ajustement dans la mise en correspondance des œuvres avec les rubriques ou variations du thème. Ensuite, on peut s’étonner dans le cas particulier de l’œuvre censée donner la clé d’entrée de l’exposition, La répétition (1936) de Marie Laurencin, de la voir figurer sous la rubrique du schème formel ou, si l’on préfère de l’opération, fil conducteur de l’exposition ; bien qu’on puisse, et pourquoi pas, l’associer par sa composition aux Demoiselles d’Avignon de Picasso, on renâcle à y voir une répétition au sens formel ou conceptuel du terme, malgré son titre relatif à la scène représentée, une répétition musicale par un groupe de jeunes femmes éthérées. Il est davantage question d’une reprise que d’une répétition, à l’instar d’une pratique familière à Picasso dont relève notamment la série des quinze Femmes d’Alger d’après le tableau de Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement. La reprise est une version de la répétition mais à ne pas confondre avec elle, reprendre, c’est répéter mais autrement, à nouveau et à neuf, dans le sens d’une re-figuration qui déplace et transforme la figure de départ. Et, c’est bien ce que fait le tableau de Marie Laurencin du tableau de Picasso, pour autant qu’elle s’en soit bel et bien inspirée, le reprenant, comme en musique, sur un autre mode que celui barbare et ensauvagé des Demoiselles, celui léger et gracieux d’un monde de sylphides, et ceci en 1936, année de l’effervescence du Front populaire ! Enfin, on se retrouve devant le redoutable problème posé par l’usage d’une grille de lecture dans la réception et l’interprétation des œuvres, en l’occurrence se pose la question de savoir si la grille, la répétition avec ses déclinaisons, a été élaborée à partir de la confrontation aux œuvres et des œuvres entre elles, comme une figure se dégageant de leurs comparaisons, dans le style d’un travail comme celui mené par Georges Didi-Huberman, ou bien si l’initiative est venue du concept se cherchant dans les œuvres, au risque d’un forçage interprétatif que seul un patient va-et-vient entre les deux instances, des œuvres au discours et vice-versa, est à même de conjurer ou limiter.

[1] Cf. Georges Didi-Huberman, L’étoilement. Conversation avec Hantaï, Les Éditions de Minuit, Paris, 1998.

[2] Deleuze, Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, chap. 7 « Percept, affect et concept », Éditions de Minuit, Paris, 1991.