Entretien avec la commissaire d’exposition Julie Crenn

Entretien avec la commissaire d’exposition Julie Crenn
Julie Crenn ©Oursou & Charlotte El Moussaed
Personnalités  -   Commissaires d’exposition

Dans cet entretien, la chercheuse Solène Reymond interroge la curatrice Julie Crenn sur sa conception du travail de commissaire d’exposition. 

Solène Reymond : En tant que commissaire d’exposition, vous êtes spécialisée dans les pratiques féministes et décoloniales – après avoir notamment découvert la dimension protoféministe de l’œuvre de Frida Kahlo et la pensée d’Édouard Glissant -. Qu’est-ce qui vous motive à continuer à défendre cette double perspective critique (féministe et décoloniale) dans votre métier ?

Julie Crenn : Depuis ce travail de recherche à propos de l’œuvre de Frida Kahlo, j’ai, au fil des années, développé une pensée intersectionnelle : féministe, queer alliée, décoloniale, écologique, paysanne, prolétaire, punk. Peut-être que l’idée qui me motive le plus est celle de renverser pour de bon le vieux monde, de faire des contre-cultures, des alternatives et des marginalités : la culture. Ce qui me motive aussi, c’est la visibilité de modèles de représentation pensés comme “minoritaires”, des modèles nécessaires dans lesquels chacun peut s’identifier, se reconnaître, se projeter. Même si je suis bien consciente que le chemin est extrêmement long, que les bouleversements sont lents à advenir, renverser la culture dominante est un moteur.

S.R. : Vous concentrez votre recherche sur l’articulation de trois thématiques : les corps, les mémoires, les militances artistiques. Face aux corps communs et individuels maltraités, aux mémoires traumatiques, aux militances artistiques déconsidérées ou ignorées, quels artistes vous semblent offrir une réponse forte à ces « violences lentes » (selon le concept de Rob Nixon dans la continuité des travaux de Rachel Carson) ?

J.C. : Il m’est difficile de trouver une réponse juste et complète à votre question. Sans trop réfléchir, je pense à Myriam Mihindou qui, par sa démarche artistique, prend à bras-le-corps les mémoires et les corps traumatisés de la colonisation. Je pense à Camille Sart qui fait de sa pratique artistique un espace militant pour visibiliser une problématique invisible : les violences intrafamiliales, l’inceste, les violences subies par les enfants, les adolescents et adolescentes. Je pense aussi à Prudence Tetu qui, à La Réunion, coud et brode des œuvres qui se réfèrent à des alliances entre les luttes féministes et décoloniales partout dans le monde. Ce qui lie les trois artistes cités, c’est la colère face à la douleur, l’injustice, face à des systèmes d’oppressions, de discriminations et de violences héritées. Ils trouvent des manières d’expulser leur colère en travaillant la réparation, la transmission, la pédagogie, le récit politique et conscient.

S.R. : Votre pratique du commissariat d’exposition est habitée par votre engagement contre les dominations (de sexe, de race, de classe, etc.), ce qui vous pousse à considérer l’espace d’exposition comme un espace politique : comment cette posture éthique s’incarne-t-elle dans votre manière de penser et de concevoir vos expositions ?

J.C. : L’éthique s’incarne selon différents plans : les artistes que j’accompagne et qui m’accompagnent, les personnes avec qui je travaille (peu importe la taille de l’institution), les financements des projets et la manière de dialoguer avec le public. L’idée étant de générer le moins de paradoxes et de contradictions possibles avec les engagements qui sont les miens et les nôtres. Une exposition, c’est une équipe qui travaille au service des artistes, de leurs œuvres, d’un projet commun. Mes engagements militants, philosophiques, esthétiques trouvent leurs sources au sein de la pensée intersectionnelle que j’ai de la société, de ce que je crois comprendre du monde. En ce sens, je tente de concevoir des expositions en proposant des croisements, des hybridations, des rencontres insolites. Je pense à l’exposition dialogue entre Esther Ferrer et Brandon Gercara (Make a space for my body, Transpalette, 2023). Je pense aussi à une exposition présentée au MIAM à Sète : En toute modestie (2017) où les visiteurs et visiteuses pouvaient rencontrer les œuvres de Yayoi Kusama, d’Adrien Vermont, de Mathilde Denize, de Peter Saul, d’Aurélie William Levaux, d’Alan Vega ou encore de David Hockney. J’aime ces dialogues inédits qui ouvrent les espaces de représentations de manière inclusive et dé-hiérarchisée.

Il me paraît aussi important de ne pas être déconnectée des réalités brûlantes de notre présent. Nous traversons une période extrêmement violente à tous points de vue. Je ne peux pas répondre à vos questions sans parler de la Palestine. Elle est au centre de mes préoccupations : il ne se passe pas une journée sans que je verse des larmes pour le peuple de Gaza. À Bourges, je travaille sur un programme modeste intitulé From Gaza, with love qui consiste en des invitations d’artistes palestiniens et palestiniennes (comme Taysir Batniji et Jumana Manna) au fil de la programmation. Le génocide en cours est insupportable, il s’étend maintenant au Liban, il m’est impossible de rester aveugle et silencieuse.

S.R. : Aux côtés d’expositions dédiées aux liens avec le vivant, à l’écoféminisme, à la valorisation de points de vue féminins sur des thématiques sociales et écologiques, le monde paysan vous tient également à cœur. En témoigne « Artistes et Paysans – Battre la campagne » (aux Abattoirs de Toulouse en 2024) qui s’intègre dans votre projet d’expositions Agir dans son lieu initié en 2016. En quoi cultiver la terre, se cultiver, se nourrir autrement seraient – selon vous et à travers les artistes que vous défendez -, des leviers de changements culturels, sociaux, politiques, etc. ?

J.C. : Agir dans son lieu provient de mon histoire personnelle, de ma relation avec Carolin qui est éleveur bovin dans la Manche. Elle provient aussi de mon histoire évolutive avec les artistes. Et la prise de conscience que les artistes comme les paysans et paysannes sont maltraités par leur système respectif. Maltraités économiquement, notamment. La prise de conscience que les uns comme les autres subissent un imaginaire collectif largement nourri de stéréotypes qui, le plus souvent, ne correspondent pas aux réalités des personnes concernées. Alors, en 2016, j’ai ressenti le besoin d’allier agriculture et culture, de travailler à un projet au très long cours avec un groupe d’artistes concernés (parce que la plupart sont fils et filles de paysans et paysannes). Ensemble, nous mettons en lumière les réalités des mondes paysans : un suicide par jour en France, des fermes qui disparaissent chaque semaine, parce que les situations économiques sont intenables. Dans le monde de l’art, on ne parle pas des suicides des artistes, qui pourtant, existent. La précarité des artistes est aussi un sujet brûlant. Ces métiers “passion” qui sont aussi des sacrifices pour la culture et l’agriculture. Agir dans son lieu comporte cette dimension consciente dramatique, tout en visibilisant des projets qui génèrent des futurs désirables : des rencontres inoubliables, des collaborations, des actions concrètes pour contribuer à bouleverser le système dominant, des émotions précieuses, l’envie de soigner, de réparer, de dissiper la honte, d’incarner des pratiques solidaires, d’agir dans nos lieux de manière respectueuse et discrète.

En 2016, Agir dans son lieu n’intéressait personne. En 2024, la situation est tout autre. Le plus important pour moi, pour nous, étant de synchroniser l’espace d’exposition, l’atelier et la ferme, pour raconter des existences qui ont, depuis trop longtemps, été marginalisées et passées sous silence.

S.R. : Le sol, le souterrain, la pédosphère semblent peu présents dans les débats actuels sur la dévastation écologique (un point notamment souligné par Marc-André Selosse). La militante écoféministe Starhawk, qui influence votre recherche, lie cette disqualification de la terre à celle de l’obscur, de la nuit, du corps humain. Selon elle, réhabiliter le sol et les corps permettrait de faire éclore un « pouvoir-du-dedans » émancipateur (à ne pas confondre avec le « pouvoir-sur » de la domination). Que pensez-vous de ces hypothèses ?

J.C. : La question des sols et du pouvoir-du-dedans se retrouve dans plusieurs projets, qu’ils soient paysans, féministes ou écoféministes. Les sols forment un impensé. Nous nous attachons à la surface, pourtant tout un monde se déploie sous nos pieds et nos pattes. Les écrits de Starhawk, comme ceux d’Édouard Glissant, me guident dans cette compréhension globale. Starhawk nous engage à nous reconnecter avec nos mémoires, nos savoirs oubliés, nos forces et nos vulnérabilités. Le pouvoir-du-dedans est émancipateur. Il nous donne le courage d’agir dans nos lieux – à commencer par nos propres corps. Selon nos expériences respectives, il mène aussi à une vie spirituelle et politique pour tenter de comprendre le Tout-monde. Toutes ces notions sont présentes dans les textes et les expositions que je propose.

S.R. : Depuis 2015, vous êtes engagée dans la mise en avant de travaux d’artistes basés à La Réunion ou originaires de l’île vivant en France (expositions « Où poser la tête ? », « Mutual Core », « Astèr Atèrla »). En quoi l’imaginaire artistique qu’ils déploient dans les lieux d’art, fait de mythes, de légendes, de rituels… vous semble clé pour décentrer et enrichir nos imaginaires écologiques ?

J.C. : Depuis 2015, je ne fais que revenir à La Réunion. Je suis aimantée par l’île et par la famille de cœur qui s’est collectivement fabriquée au fil des années. Les artistes qui font partie de cette famille entretiennent des liens profonds non seulement avec l’île, mais aussi avec la région indo-océanique. La culture créole (langue, musique, cuisine, etc.) engendre une pensée créole de la communauté, des relations entre humains et non humains, de l’invisible ou du territoire. Le passé et le présent coloniaux de La Réunion engagent les artistes à développer une pensée critique souvent guidée par une nécessité mythologique, spirituelle et inévitablement politique. Parce que la mémoire collective fait défaut, les imaginaires sont nourris de narrations spéculatives puissantes. Ces imaginaires kwir[1], écopolitiques, paysans, poétiques, marrons, font la spécificité de la scène artistique réunionnaise. L’ultramarinité est un des impensés, parmi les trop nombreux impensés, de la société française. Il me paraît urgent de visibiliser des pratiques artistiques qui, en France continentale, sont encore trop peu considérées.

S.R. : Souhaitez-vous partager des actualités à venir d’ici la fin d’année 2024 ?

J.C. : En tant que commissaire associée à la programmation du Transpalette à Bourges (depuis 2018), je présente, à partir du 25 octobre 2024, une exposition collective intitulée Kin(d) Relations qui travaille la question de l’habitabilité de l’espace terrien. En février prochain, je présenterai une dernière exposition à Bourges avec une exposition monographique de Marie Losier. Cette exposition marquera plusieurs années de programmation au Transpalette qui va se terminer sur une touche camp, punk et loufoque.

 

[1] Queer en créole