Entretien avec Pierre Martens #2

Entretien avec Pierre Martens #2
vue d'atelier: prémices de l'exposition à la Mathilde Hatzenberger Gallery de Bruxelles.
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Pierre Martens est un artiste abstrait belge. Nous poursuivons avec lui une conversation commencée il y a deux semaines, une façon d’approfondir notre connaissance de son travail actuellement présenté à la Mathilde Hatzenberger Gallery de Bruxelles. Intitulée « Pierre Martens. Une pointe d’abstraction », cette exposition est visible jusqu’au 12 octobre.

 

Orianne Castel : Vous évoquiez l’autre jour votre implication dans la présentation de votre travail lors des expositions. Vos accrochages sont rarement « classiques ». Dans une exposition dans laquelle vous montriez vos œuvres recouvertes de tulle, vous les aviez, par exemple, accrochées à différentes hauteurs, à hauteur du regard pour certaines mais aussi à peine au-dessus de la plinthe ou au contraire très au-dessus de la porte pour d’autres. Pourquoi ces choix, d’autant plus étonnants que ce sont de petits formats (formats qu’on a plutôt l’habitude de regarder de près) ?

Pierre Martens : Oui, je vois à quelle exposition vous faites allusion. C’est une exposition qui a eu lieu il y a un an et demi à Liège. Il s’agissait d’un duo avec Jeanpascal Février qui travaille sur des plus grands formats que moi. Il fallait donc trouver une solution pour faire cohabiter nos œuvres sur le même mur et nous avions décidé de placer un fourmillement de mes petites pièces à côté des siennes, plus imposantes. C’était un choix de circonstance mais ces pièces pourraient tout aussi bien être présentées côte à côte. J’aime beaucoup varier les accrochages et, en général, c’est une activité qui me prend très peu de temps. On peut toujours remettre en question un accrochage, alors je suis plutôt pour le faire rapidement, en une heure ou deux. Les toiles en question sont en fait composées de six très petites toiles (environ 10 centimètres par 10) qui ont été peintes séparément et associées ensuite. Certaines sont composées de parties réfléchissantes, d’autres non. Les peintures entières sont plutôt construites mais la géométrie est floutée par les tulles qui les recouvrent. Ce sont des tulles qui habituellement servent à filtrer l’air ou l’eau. Ils présentent différents grains et il faut se placer vraiment en face pour percevoir, à travers eux, les reflets et se voir dans le tableau. Dans le cadre de cet accrochage, les œuvres accrochées au niveau des plinthes ou à ras du plafond ne permettaient pas de voir cet aspect réfléchissant mais ça fait partie des différentes vies des pièces, c’est ce que je recherche.

O.C. : Y a-t-il dans votre démarche quelque chose d’une recherche sur ce qui fait qu’un tableau conserve son identité de tableau en dépit des libertés que nous prenons, que vous prenez en l’occurrence, par rapport à l’usage traditionnel ?

P.M. : En fait, je travaille à plat sur une table et je tourne autour ce qui fait que la grande majorité de mes pièces n’ont pas de sens. Je conçois, par ailleurs, à l’arrière des tableaux, un système d’accrochage pour qu’ils puissent être présentés horizontalement ou verticalement. Il n’y a ni haut ni bas. Seule ma signature, inscrite à l’arrière, pourrait donner une indication mais il s’agit d’un cachet rond, ce qui peut prêter à confusion. Ces éléments sont importants pour moi. Les peintures doivent pouvoir vivre à côté d’un rideau d’une couleur très forte comme dans un chalet couvert de bois et être présentées à l’horizontale ou à la verticale, et ce n’est pas à moi de décider de ces différents aspects sauf évidemment lorsque je présente mes pièces dans une exposition. Une fois qu’une personne a acquis une de mes pièces, elle en fait ce qu’elle veut. Il m’est arrivé de vendre des pièces recouvertes de peinture phosphorescente sans en informer les acheteurs qui les avaient découvertes, de jour, lors de d’exposition. C’était très drôle car je recevais des appels de personnes me disant « Mais qu’est-ce qui se passe dans le noir chez moi ? » La pièce se révélait avoir une vie qu’elles n’avaient pas prévue. Ça entraîne des réactions, mais ce ne sont pas des réactions immédiates, ce délai m’amuse beaucoup.

 

Vue de l’exposition « Pierre Martens. Une pointe d’abstraction » à la Mathilde Hatzenberger Gallery de Bruxelles.

 

O.C. : Après avoir lu l’article concernant votre exposition à l’ahah, une de nos lectrices m’a demandé si vos barres étaient une continuation des bâtons d’André Cadere ; je lui ai répondu qu’à mon avis non car elles ne me semblent pas porteuses de cette dimension politique d’autonomie par rapport au marché que cet artiste prêtait à ses bâtons mais comme je n’en suis pas sûre je préfère vous poser la question, qu’en est-il ?

P.M. : Non, pas du tout. Je n’ai vraiment aucun message à faire passer. C’est clair. Je ne me positionne pas ni politiquement ni à propos d’autre chose. Par contre, j’apprécie particulièrement le travail de Cadere, notamment formellement, puisque, comme lui, je traite des barres. Il faut cependant noter qu’il utilisait des modules pour créer ses bâtons alors que, de mon côté, j’achète mes barres toutes faites dans un magasin de bricolage. Je suis beaucoup plus paresseux que Cadere sur ce point. Plus sérieusement, j’aime travailler à partir d’objets trouvés qui formellement m’intéressent. Utiliser tout et n’importe quoi est peut-être ce qui me conduit le plus. Et, d’une certaine manière, cet intérêt pour l’objet trouvé par hasard rejoint un peu l’idée que les objets doivent avoir une vie propre. J’utilise les supports dans leur format originel, je ne les recoupe pas. Seules des raisons pratiques peuvent m’amener à intervenir sur la forme. Il y a quelques années par exemple, j’ai dû changer de voiture. Certaines barres ne rentraient plus dans la nouvelle, alors là, oui, je les ai coupées. Ça ne changeait rien. En revanche, ce que j’aime chez Cadere, sans pour autant y faire référence dans mon travail, c’est l’idée de l’erreur même si chez lui, bien sûr, elle est tout à fait calculée. De mon côté, je ne fais rien pour la faire advenir mais je suis en attente de son arrivée car les erreurs m’ont souvent permis de sortir d’une série pour aller vers une autre. L’erreur ouvre d’autres possibilités, elle permet d’avancer, de ne pas s’enfermer dans un geste unique. J’ai surtout envie de ne pas m’ennuyer, de ne pas me répéter ; ça, c’est le plus important.

O.C. : Dans cette série des barres, vous travaillez avec du scotch. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous l’employez et le sens que prend cet usage dans votre démarche ?

P.M. : Oui, j’appelle ça du tape. Je sais que les Français disent scotch mais je préfère le mot anglais qui évoque quelque chose au niveau musical (la bande d’enregistrement) qui me plaît. Mes pièces qui utilisent cette technique s’appellent justement T (T1, T2, T3 etc.). Je l’ai souvent employée mais j’ai commencé à l’utiliser sur les barres au moment de la pandémie parce que je ne trouvais plus de toile. C’est comme ça que ça a commencé, simplement parce que je cherchais des supports. C’est une série que je continue et qui, je pense, va encore se développer. J’ai, en revanche, l’impression d’en avoir terminé avec l’usage du tape sur des toiles ou sur des objets. Cette technique, qui certainement provient de ma formation de sérigraphe, me servait à masquer certaines parties lorsque je peignais. Les idées de pochoir, de cache et de réserve sont très présentes en sérigraphie.

 

Œuvres réalisées avec du tape dans l’atelier de Pierre Martens.

 

O.C. : Vous disiez que vous pensiez en avoir fini avec l’usage du tape. Vous êtes-vous engagé dans une autre voie ?

P.M. : Oui, ces derniers jours, je suis passé à une nouvelle production. C’est vraiment très récent, personne ne l’a encore vue. J’ai réalisé seulement trois pièces pour le moment. Ce sont des pièces que j’appellerai peut-être duo car d’un côté il y a une toile et de l’autre un objet peint, un de ces ready-mades recouverts. Les deux sont installés côte à côte dans un caisson en bois. Ce sont de petits formats puisque les toiles font plus ou moins 10 centimètres par 15. C’est un travail qui s’inscrit dans la continuité des mini-toiles assemblées entre elles pour en former de plus grandes dont nous parlions tout à l’heure sauf qu’ici j’associe une toile et un objet. Les objets sont des moulages en plâtre réalisés à partir de boîtes ayant contenu des smartphones ou des choses de ce genre. Ils sont recouverts de feuilles d’or ou de feuilles d’argent. L’origine de certains est encore reconnaissable mais pour d’autres non. La seule chose dont je suis sûr c’est que la toile et l’objet sont indissociables.

O.C. : Vous parlez d’associer toile et objet. Il me semble justement qu’au-delà de la question de cacher et de montrer, le tape vous permettait de faire tenir ensemble des opposés : brillant/mat, texturé/lisse. Ce point m’intéresse beaucoup car, en tant qu’artiste, j’ai une série dans laquelle j’entrelace des procédés qui se sont opposés dans l’histoire de l’art (exemple perspective-planéité) et il y a dans cette série, et notamment par ce procédé de dessus-dessous, une volonté de faire synthèse de ces oppositions. Diriez-vous la même chose de votre pratique en général ou n’êtes-vous pas du tout dans ce registre de la « réconciliation » ?

P.M. : Je suis toujours pris entre des choses opposées ; donc pour moi il s’agit autant d’exposer un contraste qu’une synthèse mais c’est vrai qu’il y a cette volonté de travailler simultanément des choses qui, a priori, ne fonctionnent pas ensemble. L’opposition entre mat et brillant est un peu trop caricaturale mais il y a des textures très épaisses que je mélange avec des éléments beaucoup plus fluides. J’aime aussi, par exemple, juxtaposer à certaines surfaces travaillées avec des pinceaux usés qui permettent de voir la direction de la peinture d’autres surfaces qui sont peintes au rouleau. Cependant, ce sont des aspects que je peux traiter au sein d’une même œuvre mais ce sont aussi des choses que je peux travailler indépendamment. J’ai des productions exécutées uniquement au pinceau sec dans lesquelles il n’y a que de la rugosité, et d’autres effectuées au rouleau qui sont complètement lisses. De manière générale, je finis toujours par déborder les questions qui m’intéressent au départ. J’en ai beaucoup parlé avec Jeanpascal Février et il m’a dit une chose qui m’amuse beaucoup et que je cautionne complètement. Il a dit qu’il lui semblait que, tout en étant intéressé par un minimalisme radical, je réalise des pièces qui, pour certaines, ressemblent à des emballages de cadeaux de Noël. Et, c’est vrai qu’il y a ces deux côtés dans ma pratique. J’aimerais bien ne faire que des pièces très simples, mais ça dérape presque systématiquement. Mon travail commence de manière radicale et puis il se transforme en autre chose. J’ai quand même quelques séries qui sont constituées de vrais monochromes mais, à l’échelle de ma production entière, ces tableaux sont finalement assez minoritaires.

 

L’œuvre h.à.d.b dans la vitrine de la Mathilde Hatzenberger Gallery de Bruxelles.

 

O.C. : Vous parlez de l’écart entre votre envie de départ et la forme finale et je trouve que cet usage du scotch met justement en valeur la peinture comme processus et non comme objet puisque apparaissent à la surface certaines couches appliquées en premier. Cependant, il n’y a pas, me semble-t-il, de volonté d’expliquer au spectateur la façon dont le tableau a été conçu comme c’est le cas dans certains tableaux de Bernard Frize par exemple où on peut suivre les étapes qui ont été les siennes. Est-ce que, tout en étant, comme lui, très matérialiste, vous n’êtes pas aussi attaché à rendre compte de la part de mystère que recèle le visible, et peut-être même plus, le voir en peinture ?

P.M. : Bernard Frize est aussi un artiste que j’apprécie beaucoup mais, de mon côté, je travaille par recouvrements sans nécessairement savoir quand j’atteindrai la dernière couche. En réalité, je peux m’arrêter quand je le désire. Ça arrive rarement mais je peux terminer une pièce après avoir appliqué seulement deux couches. Ou, à l’inverse, je peux décider de cesser très rapidement d’abraser une pièce que j’avais recouverte de dizaines de couches de peinture. Dans ce cas, la pièce présente une surface de peinture séchée d’un centimètre ou même parfois d’un centimètre et demi. On pourrait alors dire qu’on voit une sorte de croûte qui, parce qu’elle est un peu transparente ou au contraire très opaque, contient une part de mystère. On peut s’interroger sur ce qu’il y a sous toute cette matière mais ce n’est pas le but. D’ailleurs si on me demande comment sont faites mes pièces, je n’ai aucun secret. Je n’ai pas une espèce de « cuisine » que je garderais pour moi. Je peux très bien expliquer ce que je fais et ça m’est d’ailleurs déjà arrivé auprès d’un public d’adolescents dans une visée didactique. Je n’ai même aucun problème avec l’idée que quelqu’un fasse la même chose que moi, mais spontanément je ne vais pas expliquer de quoi il s’agit. Si on ne me le demande pas, je ne pense pas que ce soit nécessaire.