Pierre Martens est un artiste abstrait belge. Après avoir montré son travail au 58-6e de Bruxelles ainsi qu’à l’ahah de Paris, il inaugure aujourd’hui un solo show à la Mathilde Hatzenberger Gallery de Bruxelles. Intitulée « Pierre Martens. Une pointe d’abstraction », cette exposition visible jusqu’au 12 octobre nous a offert l’occasion d’une discussion avec l’artiste.
Orianne Castel : Pour commencer cet entretien, tout d’abord, comment avez-vous eu l’envie de devenir peintre, et d’ailleurs est-ce ainsi que vous vous définissez ou préférez-vous le terme d’artiste puisque vous faites aussi de petites sculptures ?
Pierre Martens : Cela n’a pas beaucoup d’importance pour moi. Jusque-là je me définissais plutôt comme plasticien parce que je trouve le terme d’artiste un peu fourre-tout. Mais, puisque vous employez ce mot, j’aime bien l’idée de peintre car toutes les pièces que je réalise, qu’elles soient en deux ou en trois dimensions, sont toujours recouvertes. Ces recouvrements peuvent brouiller l’image à la surface des toiles, déformer les contours des objets trouvés ou faire apparaître dans le noir ces formes existantes mais il y a dans chacune de mes pièces une finalité de recouvrement qui rejoint l’activité du peintre.
O.C. : J’évoquais à l’instant vos « petites sculptures ». J’ai été agréablement frappée par vos formats en sculpture mais aussi en peinture qui ne sont pas très grands. Est-ce un choix ? Que dit-il selon vous de votre rapport au médium, de la façon dont vous envisagez la perception des œuvres par le spectateur ?
P.M. : Oui, c’est clairement un choix. C’est, au départ, un choix pratique qui répond au fait que j’aime être autonome et que j’aspire donc à pouvoir déplacer moi-même une exposition entière dans ma voiture. C’est une règle que je me suis fixée. Par ailleurs, ce sont des pièces assez petites parce que j’ai envie d’avoir une pratique accessible. Je souhaite que des personnes qui ne possèdent pas un espace énorme puissent quand même avoir des pièces chez elles. En revanche, nombre de mes pièces s’associent entre elles parce que je travaille en série. Elles peuvent vivre de manière autonome mais elles peuvent donc aussi se combiner à d’autres pour former des ensembles plus grands. Cette question de la série est très importante dans ma pratique.
O.C. : En parlant de séries, pourriez-vous nous expliquer à quoi renvoient leurs dénominations (C, T, etc.) ?
P.M. : Chaque série correspond à une lettre qui renvoie toujours à une dénomination technique. J’ai, par exemple, une série qui s’appelle « A » car c’est un ensemble dans lequel je viens abraser les surfaces préalablement recouvertes de très nombreuses couches de peinture. J’en ai une autre qui s’appelle « M », parce que dans celle-ci ce sont les matières qui m’intéressent particulièrement. La série que vous évoquiez, celle nommée « C », est un ensemble de toiles pour lesquelles j’utilise des produits qui font craqueler la peinture. Je ne donne pas, à proprement parler, de noms à mes œuvres. J’ajoute simplement un numéro derrière la lettre correspondant à la série à laquelle elles appartiennent. J’ai aussi une série d’hommages dans laquelle les titres se composent d’un H suivi des initiales de l’artiste auquel je rends hommage. C’est une nomenclature.
O.C. : La plupart de vos œuvres sont d’apparence abstraite, pouvez-vous nous dire ce qui vous intéresse dans ce registre ?
P.M. : Oui, il y a une trentaine d’années je réalisais des pièces figuratives mais c’est une chose que j’ai évacuée de mon travail depuis plus ou moins quinze ans. J’ai encore une petite production de pièces dans lesquelles il y a une part de figuration mais c’est une figuration que je brouille par l’utilisation de médiums tels que le plexiglas ou par des recouvrements de peinture. Je ne suis pas hermétique à la figuration mais ce n’est pas ce qui me motive actuellement. Cependant, plus que l’abstraction, je dirai que je fais un travail d’expérimentation. Je me situe du côté de l’essai, de la recherche. Quand je commence la création d’un objet ou d’une peinture, je ne pense pas à une forme abstraite. C’est l’ensemble du processus que je mets en œuvre qui m’amène à ces créations d’apparence abstraite. La plupart du temps, je n’ai aucune idée de ce à quoi ressemblera l’œuvre finale. Le hasard a beaucoup d’importance dans ma pratique.
O.C. : Peut-être n’est-ce pas une recherche consciente mais il me semble qu’on peut néanmoins voir dans vos œuvres l’influence de courants différents de l’abstraction. Certains tableaux sont des compositions de formes géométriques, d’autres des surfaces all-over. Quels artistes, en Europe comme en Amérique, avez-vous le plus regardés ?
P.M. : J’en ai regardé énormément. J’ai beaucoup de livres d’art dans lesquels je me plonge souvent. Il m’est difficile de répondre à cette question parce que j’apprécie de nombreuses œuvres de tendances très diverses. J’apprécie immensément l’art minimal. Si je devais citer une exposition récente qui m’a vraiment marqué, ce serait celle d’Ellsworth Kelly présentée à Paris en 2024. C’est une des plus belles expositions que j’ai eu l’occasion de voir ces dernières années même si, depuis vingt ans, j’ai découvert de nombreux artistes passionnants en me rendant régulièrement à Mouans-Sartoux, dans ce lieu magnifique qui s’appelle l’Espace de l’art concret. Il a été créé par l’artiste Gottfried Honegger qui est un artiste d’origine suisse que j’ai eu l’occasion de rencontrer et que j’apprécie énormément. Il y a aussi beaucoup d’artistes belges dont j’aime le travail. Ils sont certainement moins connus à l’international, mais je pense notamment à Dan Van Severen ou à Guy Mees. Je pense aussi à Bernard Villers, qui est un ami et presque un maître pour moi et qui participe en ce moment à l’exposition que la Fondation Boghossian de Bruxelles consacre à Anni et Josef Albers. Mais, à côté de cela, des œuvres conceptuelles comme celles de Roman Opalka me parlent. L’Arte povera belge me plaît aussi beaucoup, de même que les grands artistes internationaux de ce courant. Les œuvres de Giuseppe Penone sont par exemple beaucoup exposées en Belgique, notamment dans un musée à Mons, et c’est toujours une joie de les voir. Comme mon travail aborde différents chemins, je m’intéresse à des artistes très divers.
O.C. : Vous parlez des artistes de l’Arte povera, cela me fait penser que votre œuvre se distingue par un travail sur la lumière. Vous utilisez de nombreux matériaux produisant des effets lumineux différents, de l’absorption du tulle synthétique à la réflexion des paillettes ; comment en êtes-vous venu à ces expérimentations et que recoupent-elles pour vous ?
P.M. : Oui, il y a 30 ou 35 ans déjà, je sculptais des pièces recouvertes de carbure de silicium. Ce matériau, que j’utilise encore beaucoup, est une poudre abrasive qu’on applique habituellement sur du papier à poncer de façon à abraser les surfaces. Elle est composée d’un mélange de grains noirs et de grains pailletés ce qui produit un effet d’absorption et de scintillement tout à la fois. La lumière m’intéresse depuis toujours mais aujourd’hui c’est presque devenu mon fil conducteur. Je travaille avec des éléments qui me permettent de jouer sur les changements de perception visuelle. J’aime, par exemple, que les peintures apparaissent mates ou brillantes selon l’angle sous lequel on les regarde. J’aime aussi que le rendu soit totalement différent selon qu’on observe la toile à la lumière du jour ou sous un éclairage artificiel. J’utilise également des matériaux phosphorescents ou photoluminescents qui ont donc une apparence dans l’obscurité différente de celle qu’ils ont à la lumière du jour. J’avais fait une expérience très intéressante à ce propos lors de la grande rétrospective Francis Bacon organisée par le Centre Pompidou il y a trois ou quatre ans. Toutes ses peintures étaient sous vitre comme le souhaitait Bacon qui voulait des verres très réfléchissants de façon que le spectateur puisse se voir dans son travail. Je trouvais l’idée d’une participation du spectateur à l’œuvre intéressante, si ce n’est qu’à Beaubourg il y avait tant de spectateurs qu’on ne voyait plus les œuvres.
O.C. : Les tableaux visibles dans le noir dont vous parliez à l’instant sont très surprenants. Comment en êtes-vous venu à imaginer ce procédé ?
P.M. : Je m’intéresse beaucoup, et ce depuis toujours, aux produits industriels. Il y a une trentaine d’années, je refusais d’aller dans des boutiques spécialisées dans la vente de produits artistiques. Je me fournissais uniquement dans des magasins de bricolage. J’ai finalement trouvé que ce principe me limitait et je vais donc maintenant dans des échoppes de fournitures pour artistes mais je continue de fréquenter les commerces de bricolage. Je récupère également des peintures industrielles qui ont été utilisées chez moi pour peindre des murs ou d’autres choses. À un moment, je me suis intéressé aux produits de marquage utilisés dans les parkings ou autres lieux publics pour signaler certains espaces de nuit. J’ai eu envie d’utiliser ces produits industriels, peintures ou feuilles autocollantes, qui ont cette vie nocturne.
O.C. : La lumière est au cœur de votre travail, vous la travaillez dans le tableau (toile et cadre) mais vous la travaillez aussi à l’extérieur puisque, pour certaines de vos œuvres, vous faites en sorte qu’un halo projeté par le tableau vienne colorer le mur derrière lui. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au mur, et à faire en sorte que nous nous y intéressions aussi ? Je parlais à l’instant du tableau comme entité (toile + cadre) mais on pourrait y ajouter le châssis qui se trouve justement au dos, côté mur. Ces questionnements, à la Supports/Surfaces pourrait-on dire, sont-ils aussi les vôtres ?
P.M. : Même si mes pièces sont formellement très éloignées de Supports/Surfaces puisque je reste assez classique dans l’utilisation du tableau, ce sont des artistes qui m’intéressent énormément. J’utilise beaucoup de plexiglas colorés qui amènent de la couleur sur la tranche des toiles mais, pour moi, il ne s’agit pas de cadres car ils font partie du tableau. D’ailleurs, les couleurs de ces caissons font souvent écho à celles peintes à la surface de la toile. Je m’intéresse à l’avant, à l’arrière et à la tranche. Je ne laisse de côté aucun des éléments du tableau. En revanche, j’essaie de faire en sorte qu’ils n’aient pas la même présence dans toutes les situations. Dans les toiles « encadrées » de plexiglas coloré par exemple, le plexiglas prend le dessus sur la peinture à la lumière du jour alors que dans le noir il disparaît derrière la surface qui est recouverte de peinture photoluminescente. Il y a un phénomène de disparition de certains éléments au profit d’autres qui est pour moi fondamental. La perception implique que certains éléments soient présents et puis disparaissent. L’art minimal nous dit « on voit ce que l’on voit ». De mon côté, j’aurais envie de dire « on voit ce que l’on voit, mais également on ne voit plus ce que l’on voyait. » Il y a des choses qui peuvent varier.
O.C. : Le rapport entre l’œuvre et son environnement immédiat est quelques fois assez flou, je pense notamment à un de vos reliefs qui repose sur un socle décoré aux couleurs de l’ombre projetée par la sculpture. Cette sculpture peut-elle exister sans son socle ?
P.M. : Non, le support est indissociable de la pièce ; il ne s’agit pas d’un socle, c’est l’ensemble qui fait sculpture. D’ailleurs, l’objet n’est pas posé directement sur le support, raison pour laquelle on peut voir cette lumière en dessous de l’objet. Cette réflexion est d’ailleurs de la même couleur que le motif imprimé sur le support. Je n’aurais pas installé cet objet sur un bloc blanc. Il s’agit en fait d’un morceau de carton que j’ai trouvé dans une boîte de conditionnement qui, à l’origine, servait à protéger l’un des quatre angles d’un ordinateur. J’ai voulu le sublimer et le coffret de plexiglas qui évoque la présentation des bijoux participe de cet aspect précieux de même que les feuilles d’aluminium dont j’ai recouvert le carton. Ce travail à la feuille d’aluminium fait croire qu’on fait face à un objet métallique. Cette confusion entre le lourd et le léger, comme celle entre le mat et le brillant, est une chose qui m’intéresse par rapport à cette question de la perception. Il peut aussi m’arriver d’utiliser des formes en carton comme moules pour créer des pièces en plâtre ou en ciment. Je ne parle pas de sculpture car je ne sculpte jamais avec des outils, je fais uniquement des moulages.
O.C. : Je pense également à un tableau qui dans une de vos expositions était accroché sur un mur dont les motifs et la couleur étaient semblables à celles de l’œuvre. Est-ce que, à la façon d’un Claude Rutault par exemple, vous fournissez un mode d’emploi concernant l’accrochage de certaines de vos œuvres lorsque vous les vendez ou est-ce que vous considérez, au contraire, qu’une œuvre « qui tient » doit tenir quelles que soient les conditions extérieures ?
P.M. : Rutault est un artiste que j’apprécie énormément, mais ce n’est pas du tout mon propos. Mes pièces doivent être autonomes et je souhaite au contraire que les personnes en fassent ce qu’elles veulent. Je trouve intéressant que mes tableaux puissent être accrochés sur un papier peint très kitch ou composé de fleurs. J’aime d’ailleurs exposer dans des lieux compliqués où les murs sont très présents. Il m’est arrivé de montrer mon travail dans une église assez ancienne où l’on ne pouvait mettre aucun clou et c’était intéressant de trouver des solutions. J’essaie, en tout cas, de ne jamais camoufler l’environnement. Ça finit toujours par se voir et je trouve ça pire que tout. Les pièces doivent vivre dans le lieu où elles se trouvent. En ce qui concerne la présentation du tableau entrant en résonance avec le mur dont vous parlez, c’est le fruit d’un hasard. Elle s’est faite dans le cadre d’une exposition dont j’étais le commissaire et qui a eu lieu il y a environ cinq ans dans l’appartement de ma mère à Bruxelles. Elle est décédée et j’ai décidé de lui rendre un petit hommage en organisant une exposition dans cet espace vidé de ses meubles. Je l’ai fait avec l’aide de la galerie Mathilde Hatzenberger chez qui j’expose aujourd’hui. Nous l’avons, en clin d’œil sans prétention à BMPT, nommée BMP car j’avais invité les artistes Olivia Barisano et Catherine Pleyers. Le tableau que vous mentionnez fait partie de la série des abrasés (A). C’est une pièce qui possède entre 40 et 50 couches de peinture que je suis venu abraser pour retrouver les couches inférieures et créer un effet de moirage. Il y a beaucoup de choses qui apparaissent sous un certain angle et disparaissent sous un autre ainsi que des textures qui se révèlent brillantes ou mates selon l’éclairage. Pour ce qui est du mur, il se trouvait dans la cuisine que j’avais repeinte il y a plus de 35 ans, à une époque où c’était à la mode de faire des peintures au chiffon. J’avais fait ce tamponnage qui ressemble beaucoup à la surface moirée du tableau et c’est la raison pour laquelle, lorsque nous avons fait l’accrochage avec la galeriste, nous avons pensé le présenter sur ce mur. Mais le plus étonnant était que les tonalités de la toile et du mur se sont avérées être les mêmes. C’était d’autant plus inattendu que la couleur du tableau a été atteinte par un principe de soustraction alors que celle du mur est le résultat d’un principe d’addition.