Trois nuits dans la vie de Berthe Morisot est un roman dans lequel Mika Biermann s’inspire de la peintre impressionniste pour écrire un livre auréolé de peinture.
Bien qu’il endosse l’identité professionnelle d’auteur, Biermann n’a jamais quitté le monde des arts plastiques. Diplômé allemand des Beaux-Arts de Berlin Ouest, il occupe par la suite dans les musées de Marseille différents postes, dont celui d’assistant de conservation aux Beaux-Arts Longchamp. Il dessine beaucoup mais privilégie l’écriture qui selon lui est « moins encombrante ». Il écrit directement en français et se sert de cette langue pour raconter des histoires où tout est art.
Le récit consacré au couple Eugène Manet – Berthe Morisot rend compte de leur première escapade estivale et campagnarde six mois après leur mariage. Le séjour, compris entre deux voyages en train, est bref dans le temps mais intense dans son vécu grâce à l’entrée en scène d’un troisième personnage, Nine. Il s’agit d’une fiction mais, dès le livre fermé, le lecteur a envie de chercher dans les tableaux de Morisot ce qui a pu inciter l’auteur à l’imaginer. Certains, comme Deux filles (1894), à tort ou à raison, surgissent.
Les épisodes sont composés de scènes, succession de tableaux dépeints par l’auteur. Des mots deviennent images. Dans le compartiment du train-aller, un homme lit le journal, une femme regarde par la fenêtre. Les personnages sont esquissés. Cet homme porte un canotier, ce qui affine le portrait. Cependant, ce canotier, au détour d’une phrase d’apparence anodine, campe le personnage dans le souci de sa personne. Le lecteur pressent également la personnalité d’Eugène Manet qui « pose » pour le narrateur. Non seulement il lit le journal mais il est « absorbé » par cette occupation. Il lit, à la façon du landartiste Robert Smithson prenant le bus pour aller visiter les monuments de Passaic, ce qui lui tombe sous les yeux. Or, il n’interagit pas à une interpellation de sa compagne. Reprenant un procédé pictural cher au réaliste Gustave Courbet, l’auteur nous offre une représentation fine du personnage qui par ailleurs est dit maigre. Pendant ce temps, Madame, habillée de blanc, car elle est sensible aux couleurs, regarde la nature, les poteaux, les pylônes… Stimulée par le paysage parfois anthropisé qui défile, elle se laisse porter par les ambiances suggérées choisissant de rester gaie. Les scènes se succèdent. Elles redonnent au lecteur l’occasion de rechercher les œuvres inspiratrices. Celle de la baignade de Berthe nue fait penser au Déjeuner sur l’herbe d’’Édouard Manet pour lequel un de ses frères, peut-être Eugène, avait posé. De proche en proche, c’est une kyrielle de scènes que l’auteur propose faisant émerger une fresque sociale. L’époque qu’elle illustre n’est peut-être pas tout à fait celle décrite par les socio-historiens mais elle est celle que l’histoire de l’art permet d’imaginer.
Le style aussi se colore d’art. Le narrateur opte parfois pour un registre relâché qui surprend. « C’est un lève-tôt, l’Eugène », Berthe a des oreilles en « feuilles de choux » et « pisse » souvent, le costaud alcoolique rencontré par les époux dans un restaurant a « des radis plantés autour de son pif »… Cette façon d’écrire, souvent proche de celle des polars, contraste avec les pages où les personnages centraux parlent ou mènent un dialogue intérieur. « Où est la lune, avec sa mélodie de hautbois, son exquise pâleur, ses ombres qui refusent la bataille ? » se demande Berthe avant de s’endormir.
Ces styles entremêlés, posture artistique assumée, permettront-ils d’introduire, un peu à la façon des doubles tableaux d’Édouard Manet, une nouvelle modernité, les oreilles de Berthe devenant, dans ce cas, un clin d’œil à George Condo.
Au-delà de la mise en mots du récit, l’héroïne est Berthe Morisot, une artiste. Elle crée des tableaux et l’auteur nous permet d’appréhender ce métier qu’il partage avec elle, une pensée en images façonnées par d’autres images pour donner lieu, à travers l’acte de création, à une nouvelle image.
Lorsque Morisot, la peintre, se couche le premier soir, elle n’a pas encore vu la rivière mais, en connaisseuse, elle peut anticiper « les remous et remugles de la lumière sur l’eau ». Lorsque le lendemain cette rivière apparaît au bout d’un sentier, c’est une impressionniste qui la voit. Elle en saisit immédiatement la lumière qui révèle son cours et « transforme, autour d’elle, les feuilles en verre, la poussière en or ». Pour elle, ce tableau que ses yeux révèlent va devenir une œuvre. Elle va faire appel à son corps pour transporter le lourd matériel du peintre et le commencer. Par où ? Comment ? Comme pour l’amour physique pleinement abouti, l’artiste doit prendre des décisions, faire des choix, ne pas aller trop vite, ne pas aller trop lentement.
Biermann pour sa part est écrivain. En quelques pages, car le livre n’en comprend que 112, il joue avec son lecteur en lui offrant toutes les possibilités de faire art. L’amateur d’art peut tester ses connaissances, les enrichir au détour d’une remarque. Il peut aussi essayer de repérer les passerelles entre deux formes d’art longtemps séparées. Il peut enfin admirer, car l’auteur livre une œuvre écrite, le résultat d’une écriture transformée en pinceau.
Sélectionné pour le prix Louis Guilloux 2021, ce livre constitue un diptyque avec un second consacré à Paul Cézanne.
Trois nuits dans la vie de Berthe Morisot de Mika Biermann, Anacharsis, 2021, 112 pages