Hébertisme et idéal antique : quand la pratique sportive permet aux femmes d’atteindre la beauté absolue.

Hébertisme et idéal antique : quand la pratique sportive permet aux femmes d’atteindre la beauté absolue.
Une illustration du livre de Georges Hébert L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique.
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Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Elsa Denichou (ingénieure d’étude chargée de la médiation scientifique à l’université de Rennes) analyse aujourd’hui la méthode d’entrainement physique inventée par Georges Hébert au début du XXe siècle.  

Le premier quart du XXe siècle est une période d’évolution de la pratique physique et sportive. Les pensées eugénistes et hygiénistes participent activement à cette transformation. Sur ces bases, Georges Hébert (1875-1957), initiateur du parcours du combattant, met au point une méthode d’entraînement physique inédite. Nommée Méthode Naturelle ou plus largement hébertisme, elle s’oppose à la gymnastique suédoise, de rigueur dans l’éducation des écoliers et dans l’entraînement des soldats. La gymnastique suédoise jugée artificielle par Hébert se base sur des dogmes scientifiques et mécaniques. Elle se fonde sur une décomposition rationnelle du mouvement qui a pour but de proposer des exercices localisés et détaillés. Hébert quant à lui souhaite une méthode mobilisant le corps dans son intégralité, avec des mouvements qu’il établit comme naturels, divisés en 10 familles : la marche, la course, la nage, la quadrupédie, le saut, le grimper, le porter, le lancer, l’équilibre et la défense. Il pousse sa doctrine jusqu’à inclure les femmes de manière très égalitaire au regard de l’époque. Pour rappel, les femmes sont exclues de la majorité des compétitions sportives qui se structurent dès la fin du XIXe siècle[1]. Cette exclusion, qui découle des stéréotypes sexistes assignant les femmes à des corps fragiles, faibles et maternels[2], est remise en question par la politique nataliste française au début du XXe siècle. Plusieurs médecins hygiénistes s’accordent à théoriser que, pour mettre au monde des enfants forts et résistants, les femmes doivent abandonner les corsets et pratiquer une activité physique[3]. C’est dans cette mouvance que Georges Hébert consacre un livre à l’entraînement spécifique des femmes en 1919. Intitulé L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, son livre propose une vision de la beauté du corps féminin que sa méthode d’entraînement est censée engendrer. Il critique également la conception de la beauté féminine que la société érige, en abhorrant les talons et les corsets qui atrophient et déforment les muscles.

 

L’illustration de la beauté sportive par l’art antique

Hébert illustre son ouvrage avec une trentaine de sculptures antiques, ronde-bosse et bas-relief, pour la plupart classiques et hellénistiques. Il fonde son illustration sur la correspondance de statues antiques, féminines ou masculines, avec des photographies de ses élèves. Ces comparaisons se font dans une mise en scène mimétique afin de rendre compte au mieux des corrélations musculaires. Hébert sélectionne des sculptures érigées au rang de référence esthétique canonique telles que l’Apollon du Belvédère, décrit par Winckelmann en 1755 comme « ce que la nature, l’art et l’esprit conjugués surent produire de plus excellent »[4], la Vénus de Médicis, la Vénus de Milo ou encore le Discobole de Myron.

 

« L’enveloppement des formes chez l’homme et chez la femme », L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, Paris, Vuibert, 1919, pl. 41-42.

 

Ce qui est surprenant, c’est qu’Hébert n’hésite pas à comparer la musculature de statues antiques masculines avec les corps de ses élèves femmes. Cette prise de position consistant à mettre au même niveau les corps masculins et féminins est expliquée dans les premières pages de son livre. Hébert y écrit qu’il ne croit pas en une distinction physique entre les femmes et les hommes[5].

 

« Identité du développement musculaire chez l’homme et chez la femme », L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, Paris, Vuibert, 1919, pl. 14-15.

 

La référence à l’iconographie antique dans la sphère sportive est largement répandue dans ce premier quart de siècle[6]. La statuaire antique devient une réelle vitrine de la beauté idéale accessible par la pratique physique. En guise d’exemple, la revue La Culture Physique opte pour des sculptures antiques pour leur page de couverture, comme la Vénus de Milo pour le numéro 421 de 1925[7]. Pour justifier son choix iconographique dans L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, Hébert écrit :

« Sans les chefs-d’œuvre de l’antiquité, dont personne ne discute la plastique, sans certaines femmes primitives dont les formes rappellent cette plastique, sans nos jeunes élèves qui retrouvent par le travail et l’exercice les formes admirées sur l’antique, nous n’aurions jamais osé écrire cet ouvrage. Les modèles que l’antiquité nous a légués possèdent simplement des formes normales, qui sont les formes courantes des sujets intégralement développés. »
Georges Hébert, L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, Paris, Vuibert, 1919, p. V.

 

La référence anthropométrique

Afin d’étayer son propos et donner du crédit « scientifique » à sa Méthode Naturelle, Hébert adopte une méthodologie anthropométrique. Cette science du XIXe siècle, utilisée comme  attelle de la médecine, de la police et de l’anthropologie, se base sur une multitude de mesures du corps humain. Les mesures sont alors normées afin de générer des « types », c’est-à-dire des individus de référence, qui servent d’élément de repère et de classification. Les artistes, et en particulier les sculpteurs comme Emmanuel Fremiet, utilisent cette science dans un souci de rendu réaliste et pour s’éloigner de l’idéalité des corps[8].

Cette empreinte anthropométrique se retrouve dans les schémas de proportions qu’Hébert sélectionne pour son ouvrage mais également dans certaines photographies, notamment une de ses élèves dont la mise en scène reprend les codes de la photographie anthropologique : fond neutre, corps nu et droit, bras relevé et prise de vue de face et de profil. Pour renforcer la dimension scientifique qu’il accorde à sa Méthode Naturelle, il nomme ses élèves photographiées par « sujet », une dénomination issue du vocabulaire scientifique.

Hébert véhicule un « type » réaliste mais dans des proportions idéales au travers la mise en perspective du canon grec. Il se base sur des schémas, des photographies et des sculptures antiques qui, in fine, produisent un résultat, certes idéal, mais au demeurant réaliste atteignable par l’exercice de la Méthode Naturelle. Ce choix iconographique est pensé pour expliciter les résultats de sa méthodologie. L’auteur prône un retour à une beauté originelle, perçue comme absolue par l’imaginaire collectif depuis la fin du XIXe siècle, sous l’influence de Winckelmann. Cette invocation antique est supposément due à une volonté de Georges Hébert de promouvoir au mieux sa Méthode Naturelle afin de la faire accepter dans toutes les sphères de la société.

 

« Sujet normalement développé (élève de l’auteur) », L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, Paris, Vuibert, 1919, pl. 56.

 

« Fig. 17 – Indication des proportions et mensurations principales pour servir à l’étude des chapitres III et IV », L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, Paris, Vuibert, 1919, p. 17.

 

[1] Il faut attendre la présidence d’Alice Milliat à la Fédération des Sociétés Féminines Sportives de France pour voir la première édition des jeux mondiaux féminins appelés Jeux Olympiques Féminins en 1922.

[2] Le terme maternel est ici choisi pour renvoyer aux pensées décrivant la pratique sportive comme nuisible aux organes reproducteurs féminins. La rumeur la plus ancrée à ce propos et qui perdure jusque dans les années 1960 serait que la pratique de la course et en particulier du marathon, pourrait faire tomber l’utérus.

[3] A ce propos, le médecin Philippe Tissié souligne : « La femme est […] la première demeure dans laquelle l’humanité se forme en force et en faiblesse ; en plaisir et en douleur ; en santé et en maladie. Que la méthode nous serve à rendre la demeure utérine moins dure au fœtus, et pour cela qu’elle permette à la femme de la rendre telle par une bonne hygiène, et dans celle-ci, l’éducation physique est le premier des agents de libération de force de vie énergique », L’éducation physique et la race, Santé-Travail-Longévité, Paris, Flammarion, 1919, p. 244.

[4] Pensées sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, Allia, Paris, 2005, p. 28.

[5] « Physiologiquement les femmes diffèrent des hommes seulement en ce qui concerne la fonction de reproduction. Mais au point de vue des aptitudes physiques, les organes du mouvement, étant de même nature chez les deux sexes, ont les mêmes besoins et peuvent fournir le même travail en quantité, durée et qualité. […] ce sont les préjugés qui nous font considérer la femme comme un être à part, physiquement inférieur à son compagnon mâle. » Georges Hébert, L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, Paris, Vuibert, 1919, p. 11.

[6] Cf. « Images olympiques. Médiatisation et spectacularisation des Jeux Olympiques », colloque international, Rennes, 18/10/2023

[7] Pour approfondir cette liaison de beauté antique avec idéal sportif, lire l’article de Philippe Campillo et Alessandro Porovecchio, « La conception de la beauté corporelle dans « La Culture Physique » : la recherche de l’idéal antique » in Staps, 2018/1 (n°119), pp. 11-25.

[8] Claire Barbillon, « II. L’anthropométrie, science du XIXe siècle » in Canons du corps humain dans l’art français du XIXe siècle. L’art et la règle, Odile Jacob, 2004, pp. 105-125.

 

Bibliographie

Pierre Arnaud et Thierry Terret (dir.), Histoire du sport féminin (2 tomes), Paris, L’Harmattan,1996.

Claire Barbillon, Canons du corps humain dans l’art français du XIXe siècle. L’art et la règle, Odile Jacob, 2004.

Philippe Campillo et Alessandro Porovecchio, « La conception de la beauté corporelle dans « La Culture Physique » : la recherche de l’idéal antique » in Staps, 2018/1 (n°119), pp. 11-25.

Jean-Michel Delaplace, Georges Hébert sculpteur du corps. Être fort pour être utile, Paris, Vuibert, 2005.

Jean-Michel Delaplace et Sylvain Villaret, « La Méthode Naturelle de Georges Hébert ou « l’école naturiste » en éducation physique (1900-1939) » in Staps, 2004/1, n°63, pp. 29-44.

Jean-Michel Delaplace et Sylvain Villaret, « Le rôle des femmes et de l’éducation physique féminine dans la promotion de la méthode naturelle de G. Hébert », in Gleyse J. (dir.),

L’éducation physique au XXe siècle – approches historique et culturelle, Paris, Vigot, 1999, pp. 69-80.

Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Paris, Seuil, 2021.

Camille Joseph et Anaïs Mauuarin, « Introduction. L’anthropologie face à ses images », in Gradhiva, vol. 27, 2018, pp. 4-29.

Georges Hébert, L’éducation physique féminine : Muscle et beauté plastique, Paris, Vuibert, 1919.

Albert Piette, « La photographie comme mode de connaissance anthropologique », in Terrain, 1992, pp. 129-136.

Thierry Terret, « Le genre et la race dans la Méthode Naturelle de Georges Hébert », in Diversité, n°171, 2013, pp. 45-51.