Alain Sicard vit et travaille à Paris. Son œuvre a fait l’objet de plusieurs expositions personnelles et collectives en France. Peintre, il traduit dans son langage pictural des choses vues. Ces éléments proviennent de son environnement qui, pour ce féru de peinture, est aussi celui des musées et des galeries. Dans cet entretien, nous évoquons sa conception de l’hommage et poursuivons ainsi notre série « hommages, pastiches et citations ».
Orianne Castel : J’aimerais commencer cet entretien sur la question de l’hommage, du pastiche et de la citation en peinture en vous demandant quels artistes vous ont donné l’envie de devenir peintre.
Alain Sicard : Mes amours de jeunesse furent nombreux. Magritte, Dubuffet, Tàpies, De Kooning, Stella, Ryman, et Beuys dont j’ai acheté une œuvre quand j’avais vingt-cinq ans. Souvent, je me projette dans l’œuvre d’un artiste en me disant : « Voilà, j’aurais aimé faire l’œuvre de… »
On Kawara, par exemple, car j’aurais aimé un jour pouvoir régler définitivement la question de l’acte créatif comme il l’a fait. Au lieu de ça, je pars à l’atelier en me demandant à chaque fois ce qu’il va bien m’arriver. J’ai accroché dans mon atelier un petit dessin de Sempé, tel un manifeste : on se trouve dans un jardin bucolique et, au centre de l’image, un peintre, pinceau dans la main droite, palette garnie dans la main gauche, s’apprête à immortaliser la scène. Derrière lui, deux dames l’observent. Celle qui semble être sa femme dit à l’autre : « C’est ce moment où tout est encore possible que j’apprécie le plus. »
O.C. : Vous visitez beaucoup d’expositions où vous venez vous imprégner des œuvres et parfois certains aspects de celles qui vous ont le plus marqué ressurgissent dans vos peintures. Quel rôle joue le temps dans ce processus ?
A.S. : Je me sens proche de ces papillons qui se chargent de la lumière du jour pour la diffuser la nuit.
Cette fonction de « batterie picturale » est d’abord née d’une fréquentation frénétique des musées. Les œuvres qui s’y trouvaient ont été comme absorbées et parfois photographiées pour en garder une trace encore plus pérenne. Par contre, je ne convoque jamais sciemment une ou plusieurs œuvres pendant une séance de travail. Je suis spectateur de surgissements, de réminiscences, qui m’étonnent moi-même, et j’ai même parfois du mal à en nommer les référents, ou comme j’aime à le dire : je les ai sur le bout de la langue !
O.C. : Dans votre dernière exposition, l’exposition ETC. à l’ahah, vous aviez placé deux vidéos en regard de vos œuvres et de celles des deux amis qui exposaient avec vous. Ces vidéos étaient des boucles d’images d’œuvres que vous aviez prises en photo dans différents musées. Toutes n’étaient pas des œuvres qui vous avaient influencé, vous vous étiez même autorisé à en modifier certaines. Est-ce une pratique courante dans votre démarche ? À quoi correspond ce geste, est-on cette fois du côté du pastiche ?
A.S. : Ma pratique photographique devant les œuvres des musées remonte à près de vingt ans. J’ai constitué une banque de plus de deux mille images. Elles restituent soit le tableau ou la sculpture dans son entier, soit un fragment, sans oublier les salles qui les abritent. L’étonnement, l’adhésion, le rire, le rejet sont autant de moteurs du déclenchement photographique. Je m’autorise même à retoucher les couleurs de mes photographies, et ainsi à délibérément trahir les œuvres, dans un souci mélioratif très personnel !
Pour l’exposition ETC. à l’ahah #Moret, en juin dernier, j’ai proposé une sélection de ces images recentrées sur le thème de la figure en peinture, diffusée sur un premier écran, et sur celui de la figure en sculpture, diffusée sur un second écran. Le rythme de la succession des images était suffisamment rapide pour que le spectateur ait à peine le temps de reconnaître et d’identifier les auteurs des œuvres. J’ai visité, il y a quelques années, la Fondation Hombroich près de Düsseldorf, prévue pour être parcourue sans cartel. J’aime cette perte de repères, de référents.
O.C. : J’ai vu un de vos posts instagram dans lequel vous écriviez, à propos d’une acrylique sur papier réalisée le vendredi 29 mars 2024, « La peinture fut réalisée en 14 minutes, le temps exact du concerto « À la mémoire d’un ange » de Berg écouté simultanément. » Considérez-vous cette œuvre comme un hommage à Berg, pourriez-vous nous dire à quel point la musique vous influence et, plus difficile à expliquer sans doute, quelle différence faites-vous entre une influence musicale et une influence picturale, comment vous en emparez-vous ?
A.S. : Lorsque l’on visite mon atelier et que l’on découvre ma collection de disques vinyles, on me pose inévitablement la question du rôle de la musique dans ma pratique picturale. J’ai une pratique sportive, je nage toutes les semaines une heure avec un lecteur MP3 sur les oreilles. Jamais la musique n’interfère dans mes mouvements de natation. Dans mes séances de peinture, c’est la même chose, j’aime travailler en musique sans que celle-ci ne joue un quelconque rôle dans le résultat.
Par contre, l’histoire de la musique et des musiciens, comme certains aspects dans l’histoire de l’art, m’a fortement influencé. Un jour, dans un documentaire consacré à Henri Dutilleux, celui-ci expliquait qu’à la table, il lui arrivait que la main aille plus vite que la tête. Beaucoup de peintres racontent cela, mais j’ignorais qu’en composition musicale, ce que tous les artistes reconnaissent comme un état de grâce survenait également.
La découverte, il y a de nombreuses années, de la musique de l’argentin Mauricio Kagel a contribué également à façonner ma pratique. La question du malaise qu’il aimait que le public ressente à l’écoute de ses compositions m’a toujours étonné.
O.C. : Vous avez, en mai de cette année, réalisé une série de peintures que vous avez mises en relation avec les éléments architecturaux de Carlo Scarpa dont l’œuvre vous fascine depuis longtemps. Cette association vous est-elle venue après ou pensiez-vous à Scarpa en peignant ?
A.S. : Ce sont des lectures postérieures à la séance de travail, ni exhaustives, ni définitives. Je propose dans ce cas un regard croisé avec des formes qui hantent ma peinture et qui, à ce moment-là, ont, de mon point de vue, orienté mes œuvres. J’apprécie beaucoup lorsque l’on m’évoque une référence à laquelle je n’avais jamais pensé. Ce sont les regardeurs de mes peintures qui ont toujours raison, une peinture appartient à celui qui la regarde !
O.C. : En dépit des formats, couleurs ou matières qu’on peut imaginer empruntés à d’autres, on reconnaît toujours votre signature. À votre avis, à quoi cela tient-il ? Dans quel « endroit » réside votre style propre ?
A.S. : J’aime ce que vous me dites là car j’ai perpétuellement l’impression de produire une œuvre incohérente. L’identité de mon travail me vient toujours du regard des autres. Dans le même temps, je me méfie, pour ne pas le dire autrement, des œuvres « produits ». Une sorte de Concours Lépine de l’œuvre d’art, que ma pratique m’épargne : dès qu’un semblant d’habitude, de tic visuel semble pointer le bout de son nez, je me lasse, m’ennuie et fuis. C’est au fond très commode !
O.C. : Pour moi, l’hommage est l’exercice le plus difficile car il ne faut pas disparaître sous la référence, ça doit rester un dialogue. Est-ce également comme cela que vous le concevez ? Vous est-il arrivé de jeter une œuvre car ce n’était pas vous mais l’artiste que vous admiriez qui l’emportait dans la composition finale ?
A.S. : Oui, cela se produit encore de temps en temps. C’est un processus de digestion et d’évacuation qui fait partie du travail de l’artiste. Contrairement à mes débuts, je supporte plus ce type de mésaventure, et je sais peut-être maintenant mieux l’accepter, m’en amuser pour enfin l’évacuer.
Je suis alors davantage dans l’hommage.
O.C. : Un des traits caractéristiques de votre travail, et ce même s’il ne suffit pas à lui seul à expliquer l’impression de cohérence de votre œuvre, est votre support. Constitué d’une feuille de papier pliée en deux, il évoque l’objet livre. La littérature est-elle aussi une source d’inspiration ? Vous inspirez-vous de certains livres comme de certaines œuvres peintes, et si oui, quelle différence faites-vous dans ce travail d’interprétation entre les deux médiums ?
A.S. : Vous touchez un point sensible ; je ne suis pas un assez grand lecteur à mon goût, c’est même pénible à dire ! Cependant, beaucoup de livres ont jalonné ma vie et l’ont profondément marquée.
Mais vous évoquez « l’objet livre ». La mise en page, les marges, l’épaisseur du papier utilisé, le format sont des sujets d’attention et d’inspiration permanents. J’ajouterai à cela la question de la reproduction. C’est un élément central de mon travail. Si mes peintures peuvent par moments être confondues avec des photographies, c’est par analogie avec les reproductions de tableaux dans les ouvrages que je consulte. J’aime beaucoup ce moment béni où l’on découvre dans un musée un tableau que l’on a toujours connu en reproduction, surtout si celle-ci était en noir et blanc.
O.C. : Au-delà de ce support plié en deux, le pli a une grande place dans votre pratique car il vous arrive d’en tirer parti pour créer vos compositions. Puisque nous parlons d’influence, est-ce un hommage, et si oui, à quel artiste car ils sont plusieurs à avoir utilisé le pli ?
A.S. : Le pli est une arrivée récente dans ma pratique. C’est de façon fortuite que cet élément de vocabulaire a fait irruption dans mon œuvre. Au lieu de couper une feuille en deux, je l’ai, par paresse, pliée en deux, me promettant de réaliser la coupe plus tard. De la procrastination comme moteur créatif !
S’il me faut donner une référence, ce seraient les Éditions José Corti avec leurs ouvrages non massicotés.
O.C. : Je suis très intéressée par le travail de Bernard Frize. Est-ce également votre cas, et plus globalement, nous avons parlé de vos devanciers, mais vous arrive-t-il d’interpréter vos contemporains ?
A.S. : L’œuvre de Frize m’intéresse depuis longtemps, même si je suis davantage attaché à sa production des débuts. La variété des propositions correspondait plus à l’idée que je me fais d’une peinture qui cherche sa, ses formes. Les surprises que cet artiste nous livrait alors m’enchantaient.
C’est une question délicate, mais la position « révolue et digérée » dans laquelle se trouvent les artistes du passé me touche davantage. Ce qui ne veut évidemment pas dire que je me désintéresse de l’art contemporain, bien au contraire, mais sur un autre mode que celui de « l’interprétation ». Même si je pense la peinture bien vivante, je ne peux m’empêcher de penser à sa/ses fins, à l’histoire de ses achèvements.
O.C. : Est-ce que peindre, pour vous, c’est continuer d’apprendre des autres comme le permet l’hommage ? Est-ce que ce serait votre « définition » de la peinture ?
A.S. : En tout cas, une des définitions. L’hommage permet surtout de digérer le travail des autres artistes. Par digestion, j’entends assimiler pour mieux évacuer et se trouver avec soi. Certains artistes sont tout de suite avec eux-mêmes, les œuvres des autres n’interagissent que peu avec leur pratique. Si aujourd’hui vous me dites que « l’on reconnaît toujours ma signature », c’est le résultat d’un long chemin où je me suis battu avec et contre les œuvres des autres.
Picasso disait : « Qu’est-ce que, au fond, un peintre ? C’est un collectionneur qui veut se constituer une collection en faisant lui-même les tableaux qu’il aime chez les autres ».