Les portraits de Jeanpascal Février

Les portraits de Jeanpascal Février
Vue de l’atelier de Jeanpascal Février en 2017.
Personnalités  -   Artistes

Né en Belgique en 1969, Jeanpascal Février vit à Paris. Son œuvre a été montrée dans de nombreuses expositions dans ces deux pays, notamment à la Galerie Bernard Jordan et à l’AhAh de Paris et à l’espace Flux de Liège. Dans son atelier d’Aubervilliers, il poursuit une réflexion sur la peinture, à travers, notamment, la réalisation de portraits.

 

Orianne Castel : Vous avez commencé à exposer il y a une dizaine d’années ; à quand remonte le début de votre pratique et par quoi, par quel geste, par quelle question, avez-vous débuté ?

Jeanpascal Février : Je peignais auparavant, mais j’ai débuté une pratique plus expérimentale il y a une dizaine d’années. C’est en 2013-2014 que j’ai montré des premières recherches. Cette pratique de la peinture a débuté par la référence historique, par la citation, ce que j’évite de faire aujourd’hui. Je peignais en citant des œuvres de Pablo Picasso, de Piet Mondrian et de Umberto Boccioni. Chez Picasso, je m’intéressais aux portraits d’un cubisme agressif de la fin des années trente, je les copiais pour les déstructurer à des fins d’en faire autre chose. Chez Mondrian, j’aimais ses tableaux constitués de « + » et de « – » réalisés de 1912 à 1917. Je déplaçais ces éléments pour créer des compositions autrement « minimales ». Par ces références tutélaires, j’affirmais paradoxalement un besoin de singularité. C’est que l’œuvre historique nous enseigne tout autant le point de départ que l’ouverture comme dimension inconnue au fait de peindre. Enfin, je faisais référence à cette sculpture d’Umberto Boccioni, intitulée Formes uniques dans la continuité de l’espace, de 1913, ou L’Homme en mouvement dont la beauté féminine et masculine est pour moi d’une ambivalence exemplaire. Par ces œuvres de citation, il me plaisait de faire de la copie et du déplacement le moteur de la recherche, pour signifier sans doute que la création en est toujours plus ou moins dépendante. Ces trois artistes, de mon point de vue, expriment les orientations du XXe siècle ; Picasso incarnerait la figure de « l’iconoclaste », Mondrian, celle du « scientiste » et Boccioni, celle de « l’idéologue ». Pablo Picasso sera le premier à déconstruire la représentation humaine sans vergogne. Dans ses Écrits français, Piet Mondrian envisage que la peinture peut se réaliser autrement, à travers l’architecture, le design, au service du social. Quant à Boccioni, il sera le théoricien du futurisme, empreint d’idéologie, dont le radicalisme versera nombre de ses amis dans le fascisme mussolinien. Je déplore aujourd’hui combien l’idéologie l’emporte sur le politique et ouvre à nouveau des perspectives funestes.

 

Copie #47, technique mixte sur feutre et bois, 70 x 100 cm, 2018.

 

O.C. : Ces références à l’histoire de l’art sont intéressantes car vous avez suivi des études d’arts plastiques aux Beaux-Arts de Montpellier mais aussi des études plus théoriques en Sciences de l’art à Paris I. Par ailleurs, vous avez longtemps enseigné la théorie en parallèle de votre pratique d’artiste, et depuis 2017 vous endossez aussi parfois la casquette de critique. Comment concevez-vous cette articulation entre le faire et l’énoncé qu’il soit écrit ou oral ?

J.F. : J’aime enseigner. Je ne le fais plus en Université, car on ne peut pas tout faire, mais le travail de recherche qu’implique l’enseignement supérieur me plaisait beaucoup et, depuis 2017, sans être un critique d’art, j’écris régulièrement sur des artistes. Cette activité m’intéresse pour deux raisons. Premièrement, j’aime écrire à propos de ce que je comprends mal. Ma posture en ce sens est à l’opposé de Baudelaire parachevant l’œuvre en rédigeant un texte critique. J’écris pour éclaircir mes idées et comprendre celles des autres artistes. La seconde raison est plus intime et concerne l’articulation du langage linguistique et du langage visuel. « Comment dire ce qu’on voit ? » est une question extraordinaire, et écrire/peindre me permet de la traiter.

O.C. : Vous pensez la peinture telle qu’elle est pratiquée par les artistes sur lesquels vous écrivez mais aussi la peinture en général. Que dit le portrait, très présent dans votre œuvre, de cette discipline ? Pourquoi ce genre vous semble-t-il particulièrement intéressant pour réfléchir à ce qu’est la peinture ?

J.F. : Quelle est l’actualité du portrait ? Ma réponse est subjective : je le considère comme étant l’ADN de la peinture. Il me semble que l’être recherche une permanence spéculaire que la peinture et le portrait permettent. La peinture nourrit la possibilité de renouveler le portrait comme genre, dans le sens où personne ne souhaite se voir représenter comme au XVIIIe siècle, et c’est cette envie projective et de présence qui désire se voir différemment qui m’intéresse. Je peins entre autres choses pour observer également le retour du refoulé de la figure humaine en dépit des conceptions modernes et contemporaines de la représentation du corps, pour comprendre, qu’elle est un perpétuel mouvement d’apparition et d’éviction. Entre la déconstruction et son abstraction, la figure reviendrait toujours différente grâce à ce même mouvement. Je donnerai trois exemples pour accompagner cette idée. Le premier concerne l’actuelle exposition d’Ellsworth Kelly à la fondation Louis Vuitton où des photographies de son atelier montrent des œuvres en cours de réalisation, à côté desquelles des reproductions choisies de Pisanello sont punaisées au mur. J’y vois personnellement une volonté de joindre une définition de la figure au Quattrocento à une autre définition de la figure, américaine cette fois, et significative des années soixante. Le deuxième exemple se trouve chez deux artistes importants de Supports/Surfaces, que sont Daniel Dezeuze et Claude Viallat, qui ont éprouvé le besoin de revenir à une figuration. Enfin, le dernier exemple est lié à mon compagnon d’exposition, l’artiste abstrait, Alain Sicard, qui montre à côté de ses peintures abstraites des collections de photographies de portraits prises dans les musées. Le retour du refoulé de la figure m’intéresse non pas comme jugement mais comme phénomène. Je ne suis pas un artiste de la table rase mais un observateur de ce mouvement dans l’art de la représentation. C’est cette relation « anadyomène » au portrait, comme transformation-permanence qui m’intéresse.

 

Portrait-charabia n°20, huile sur toile, 60 x 73 cm, 2024. 

 

O.C. : Vous peignez des portraits de personnes existantes mais, pour les représenter, vous utilisez des vocabulaires visuels très différents, variant d’un style plutôt réaliste à une esthétique proche de la BD. Est-ce que peindre à notre époque c’est selon vous nécessairement peindre une forme d’horizontalité entre ces domaines, entre la peinture d’histoire et l’image ?

J.F. : Je portraiture des personnes de mon entourage. L’idée de passer d’une écriture à une autre est vivace, en effet. Une dérive d’écritures fait que je passe aujourd’hui aisément d’un portrait représentatif à un portrait plus archétypal lequel peut faire songer à la bande dessinée. Peindre avec une graphie et poursuivre le travail avec une autre m’intéresse beaucoup. En ce sens, le mot « translation » me convient bien pour expliquer le phénomène. « Une sémiotique de l’écriture » conviendrait aussi, car se pose en ce sens la mouvance de mes critères esthétiques. Pourquoi écrire comme ceci plutôt que comme cela ? Pourquoi est-ce intéressant, pourquoi est-ce mieux ou non ? Cette observation est « sismographique », entre la nervosité et l’agitation de la main qui fabrique, et l’activité mentale qui ne cesse de juger pour ouvrir des possibilités. Ces questions de peinture et d’esthétique ne sont jamais définitives ; alors, heureusement qu’il y a de temps en temps des expositions pour confirmer quelque chose. Les idées et les concepts demeurent en activité, seules quelques toiles offrent une stabilité et balisent un chemin.

O.C. : Oui, d’ailleurs la peinture elle-même, dans sa matérialité, est également très présente dans vos tableaux. Se superposent aux portraits de figures des portraits de « manières de peindre » : coulures, frottés, recouvrements, etc. Outre la tradition moderne que ce traitement évoque -l’absence de fini à la Manet-, faites-vous un lien « sentimental » entre ces gestes et la tension propre au portrait qui vise à retenir ce qui va s’effacer ?

J.F. : Faut-il faire le lien entre l’observation des écritures évoquée précédemment et les manières de peindre, dont les coulures et les recouvrements font partie d’un programme qui s’amorce pour évoquer « la vérité du corps ». Un corps coule, rougit, grandit, grossit, pousse, se creuse, et passe par des états qui se représentent en peinture. Ce qui arrive au corps me passionne tant il se transforme sa vie durant. C’est la pomme d’Adam, l’acné, la pilosité, qui apparaissent à l’adolescence et ces changements font que l’on s’observe beaucoup et à tout âge. Alors oui, j’aime la peinture de Manet, mais vous comprendrez que je suis davantage dans l’observation du corps que dans une relation nostalgique de la peinture.

 

Portrait-charabia n°17, A., huile sur toile, 40 x 50 cm, 2023.

 

O.C. : Vos portraits, comme vos œuvres inspirées de Picasso, font partie d’une série dédiée à ce thème unique. Pourquoi cette façon de faire, qu’est-ce que cela vous apporte, notamment par rapport à la question du particulier et du général ? Est-ce que le portrait est nécessairement pour vous une addition de portraits ?

J.F. : Je ne suis pas qu’un « portraitiste » et ma pratique de la peinture reste ouverte. Pour l’instant, je déploie cet ensemble d’une trentaine de « portraits-charabias ». Je représente des hommes, des femmes et des enfants pour une représentation qui se réalise dans la multiplicité des couches et la superposition des figures dont seuls quelques éléments subsistent aux recouvrements. Chaque portrait est une stratification qui rappelle le perpétuel changement physiologique et physionomique qui fait ce que nous sommes et qui nous perpétue. Ces modifications corporelles sont également désagréables à comprendre, tant elles désignent l’entropie et le vieillissement, qui rappellent que nous ne sommes pas des corps uniques mais bien des corps générationnels.

O.C. : Vous venez de le dire, le nom de cette série est « Portrait-charabia » ; qu’est-ce que cela signifie ? Et doit-on voir dans ce titre une sorte de distance humoristique à la tentative de définition de la peinture par la peinture qui, de fait, a longtemps été conçue comme une entreprise puriste de réduction plutôt qu’une joyeuse entreprise d’inventaire ?

J.F. : La question est bien celle de la signification, en plus d’une dimension humoristique, en effet. Le mot charabia qui est français renvoie à un langage incompréhensible qui me convient, tant il désigne le degré d’incompréhension du sens en construction, au sein de la recherche créative et plastique. C’est d’ailleurs un peu la même chose quand j’écris un article où la réflexion relève d’un charabia qui s’organise cependant.

 

Portrait-charabia n°3, LN, huile sur toile, 50 x 60 cm, 2023.

 

O.C. : Vous parlez de ces différents registres picturaux que vous mobilisez sans toujours savoir pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre. Or il me semble que ce passage d’une définition de la peinture par la mise en avant de quelques traits typiques à une définition par une énumération d’exemples (deux manières de faire qui dans le dictionnaire coexistent) est très lié au remplacement de l’intérêt pour la forme à un intérêt pour le geste. Qu’en pensez-vous ? Quels sont les artistes qui vous ont marqué ? Vous sentez-vous plus proche de BMPT et Supports/Surfaces que d’un Ad Reinhardt ou d’un Frank Stella ?

J.F. : J’aime l’idée supposée d’un remplacement de l’intérêt pour la forme par un intérêt pour le geste. Ceci me semble beau et juste.

Je connais BMPT, dont les peintures de Michel Parmentier et d’Olivier Mosset ont été montrées récemment dans deux galeries parisiennes. Les œuvres étaient récentes pour Mosset alors que Jérôme Poggi montrait les peintures « expressionnistes » de Michel Parmentier. Ceci dit, je me sens plus proche de Supports/Surfaces d’un point de vue esthétique. Je me sens plus intimement lié aux « dé-constructeurs » que sont Daniel Dezeuze et Claude Viallat. Il y a une belle retenue chez Dezeuze et un débordement permanent chez Viallat. Chez Stella, l’amplitude de son geste réunit ces deux registres, c’est extraordinaire ! Comment a-t-il pu concevoir une peinture radicalement abstraite et les débordements colorés et texturés que nous lui connaissons. Une des questions qui habite la série des portraits-charabias est celle du supplément d’écriture. Dans l’exposition ETC., j’ai présenté un visage à contre-jour duquel une boucle de cheveux se prolonge hors du champ de sa représentation. Ce geste mutique pose la question du pourquoi s’arrêter de peindre à un moment donné. Ce supplément visible, non ostensible, « non expressionniste », interroge la valeur du débordement non iconique comme élément de construction ou comme élément nuisible à l’ensemble figuratif. Je retrouve ici la notion du Pharmakon cher à Derrida, à propos du Phèdre de Platon, qui relèverait à la fois du remède et du poison.

O.C. : Le geste induit un dialogue avec la matière et avec le support. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rapport au médium dans sa matérialité, la façon dont cet échange conduit aussi vos séries ?

J.F. : Les portraits-charabias sont principalement des peintures à l’huile sur bois et sur toile, mais cette pratique séculaire croise d’autres projets réalisés sur papiers et cartons. Le papier de soie retient toute ma sensibilité, par exemple. Il arrive que je malmène les supports et les matériaux. J’aime tremper les papiers dans des bassins pour les teindre, les détremper, les froisser, les sécher de nouveau, pour les repasser. Ce traitement peut prendre des mois. J’ai réalisé une collection de « Chiffonnades » où de grands papiers (80 x 120 cm) subissaient le sort décrit précédemment pour obtenir in fine des volumes polychromes. Je souhaitais matérialiser des « rebuts d’écriture » dont certaines pièces ont une forme allusive à la tête.

 

Portrait-charabia n°22, huile sur bois, 40 x 60 cm, 2024. 

 

O.C. : Sauf erreur de ma part, autant vous employez de manière générale des matériaux très variés, autant vous vous en tenez, dans votre série des portraits, à l’usage de l’huile sur toile ou sur bois. Est-ce une façon, comme le respect de formats assez classiques du genre, de vous inscrire, encore plus, dans une réflexion de type « autotélique » ? Pourquoi ce choix de matériaux qui renvoie à l’âge d’or du portrait ?

J.F. : L’exposition ETC. présentait en exergue une citation de l’écrivaine Hélène Frappat « Nous ne sommes pas les premiers, nous sommes une liste ». La peinture telle que je la conçois est un vecteur de la culture humaniste, comme la littérature en est un autre. Peindre ne peut donc se concevoir uniquement dans la perspective du plaisir qu’elle procure. La technique de l’huile mobilisée dans ce projet fait suite à un investissement de deux ans où une pratique du dessin dominait, et parallèlement aux Portraits-Charabias, un nouvel ensemble nommé Les phylactères mobilise de nouveau des supports et des techniques mixtes. J’aime la peinture comme langage et comme lecture mutique du monde, et il me semble important de transmettre, à ma mesure, la possibilité que ce mode d’expression détient comme force universelle de création.

À votre question, je rajouterai ceci : aujourd’hui, les écrans réduisent le corps et le portrait au statut de modèles, pour une représentation très différente du corps politique et social en souffrance, laquelle se perçoit tous les jours et dans chaque rue de Paris. Cette donne actuelle, que je pensais historique, dix-neuvièmiste, m’oblige à la considérer pour traiter du genre pictural dont il est ici question.

O.C. : Très bien. Alors terminons par un exercice de transmission ; pourriez-vous nous décrire le tableau de vous que vous préférez et nous expliquer pourquoi vous en êtes particulièrement satisfait ?

J.F. : Parmi les peintures, il y a un portrait blanc qui existe grâce à toutes les couches qui le précèdent. La composition finale est une fine pellicule de couleur vibratile qui laisse respirer ses dessous. Je tiens à signaler que j’ai aimé chaque étape de sa réalisation, ce qui m’a permis de respecter les temps de séchage. Chaque état intermédiaire laissait supposer une amélioration possible de la figure dans ses rapports à l’écriture peinte et c’est la dernière version qui m’a fait comprendre précisément la qualité des précédentes.

 

Phylactères n°8, technique mixte sur papier de soie, 50 x 77 cm, 2024.