Falaise des fous de Patrick Grainville est un roman, un long roman de 658 pages qui parle d’art savamment. Monet peint Les Falaises à Étretat et, jusqu’à sa dernière œuvre les Nymphéas, est auréolé de la culture de son époque. Il peint dans l’avancée du temps qui, telle une onde, génère des pics et des creux synonymes d’accalmies. Le fondateur de l’impressionnisme, à l’instar d’autres artistes, déroule sa pratique à l’intérieur d’une fresque historique que l’auteur de ce livre ne réduit pas à la grande histoire. Spécialiste du roman épique populaire tel qu’il le revendiquait du temps des Flamboyants (prix Goncourt 1976), Grainville semble, dans cet ouvrage, aller plus loin. Aidé par les peintres, accompagné des écrivains qui l’ont précédé, il révèle au lecteur différentes façons de faire société.
Les falaises d’Étretat sont le point d’ancrage du roman. Falaises où s’entrecroisent les habitants permanents, surtout marins, mais aussi, pour un temps plus court, les touristes, les peintres, les écrivains, les musiciens, les soldats même… Le narrateur, enfant du pays, ancré à ses rochers après un fâcheux épisode militaire, fait connaissance avec certains d’entre eux. Selon l’intensité des liens qu’il noue, profonds ou occasionnels, il est appelé à découvrir un monde plus vaste. D’expériences racontées ou recueillies de proche en proche, de lectures, de tableaux rencontrés par hasard puis recherchés, il vit, à l’embouchure de la Seine, totalement connecté à son époque. De ce fait, c’est la France de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle que le lecteur découvre par des histoires intimes où peintres et écrivains jouent un rôle central.
Avant Monet, Étretat avait déjà inspiré Delacroix, Courbet, Boudin, Daubigny ; les falaises sont ainsi progressivement devenues une figure imposée qui rend saillantes les particularités picturales de chacun. Grainville s’applique donc à confronter ce nouveau « fou » de peinture à chacun des plus grands. Il le fait aussi pour les figures libres qui s’invitent au fil du récit. Quand Monet s’immerge « dans l’infini de l’eau reflétant le ciel et les fleurs », Cézanne escalade « la Montagne verticale et tellurique » qui pourtant n’atteint jamais le ciel (p. 452). La palette des artistes couvre le siècle finissant et celui renaissant. L’écrivain, par la voix de ses personnages, analyse donc aussi des « modernes » comme Picasso dans ses différences au peintre de plein air.
L’auteur met également en scène des comparaisons qui vont au-delà de l’activité de peintre. Les artistes sont aussi des citoyens. Lorsque la société se scinde, certains d’entre eux prennent parti. Portés par des motivations diverses, ils abdiquent pour un temps leur identité de référence et deviennent « les fous » de la cause qu’ils défendent. Lorsque l’affaire Dreyfus fractionne la société française, Grainville fait savoir quels peintres, quels écrivains ont opté pour quel camp. Il révèle aussi les noms de ceux qui sont restés hors du jeu. Monet, poursuivant sa recherche, continue à peindre avec acharnement. La guerre aussi divise. Elle sépare les valeureux des autres. Parmi les peintres, il y a ceux qui partent et ceux qui restent. Ceux, qu’ils soient français ou allemands, qui peignent la guerre et ceux qui ne la peignent pas. Monet, maintenant vieux, travaille et retravaille ses Nymphéas.
Les protagonistes du roman sont impliqués dans ce moment paroxysmique. Malgré les premières divisions internes, la guerre fédère. Elle tétanise chacun, même si quelques éclairs de poésie transpercent parfois cette chape d’inhumanité. Les tranchées, les réfugiés, les blessés (comme Braque), l’horreur est là. Son partage devient collectif. La France s’unit dans une émotion négative déjà éprouvée. Avant, il y avait eu l’épisode des mineurs ensevelis ou celui du grand magasin incendié ; cependant, loin de l’épicentre de l’événement, le ressenti était moins vif. L’insoutenable appelle une pause, même si au loin la révolution russe et le génocide arménien infléchissent le cours du monde. L’humeur s’inverse, la joie de tous explose dans « la grande kermesse du progrès et de la paix universelle ».
Au cours de cet entre-deux, l’embellie s’installe. Les artistes, les collectionneurs et leurs marchands enrichissent la culture. Les musées ouvrent leur porte et le lecteur peut, accompagnant ou écoutant un personnage du récit, les visiter. Il peut même avoir accès aux collections du Metropolitan Museum d’alors. Avec l’aide de tous ces acteurs, l’époque invente son futur.
Tout au long de cette épopée, le monde littéraire est présent. Hugo, Flaubert, Zola, Maupassant, Mirbeau, Proust… Comme les peintres, ils pigmentent la fresque illustrant l’histoire précédant les Années folles. Non seulement les auteurs contribuent à l’avancée de leur monde mais, à travers l’expression de ce qu’ils éprouvent lorsqu’ils touchent l’universel, ils aident à comprendre la place de l’homme dans les avancées socio-politiques. Imprégné d’une culture à la fois livresque et artistique, Grainville, par la mise en scène de ses personnages, tente une synthèse. Les Falaises d’Étretat, ces blocs de craie blanche sont rendus par Monet à travers les petits mouvements que les déplacements de lumière rendent palpables. Grainville fait de même avec les personnages de son roman. Chacun participe, par les minuscules morceaux de réalité qu’il construit à sa façon, à la cohérence de son époque. Cependant, parfois, comme en témoigne La Vague de Courbet, la mer, image de fluidité, peut devenir compacte. Les grands mouvements sociétaux figent alors chacun dans des émotions unifiées par la haine de l’autre comme en témoignent les personnages mêlés à l’affaire Dreyfus ou à la guerre. Il reste un dernier tableau qui, au-delà de l’ambiance apaisée du tableau Terrasse à Sainte-Adresse choisi comme couverture du livre, a résisté à La Vague et ses conséquences. Les Nymphéas, aboutissement d’une vie de peintre, condensent, pour Grainville, une dernière façon d’être au monde. Monet, comme Lindbergh qui traverse l’Atlantique et plus tard comme Armstrong qui marchera sur la lune, fait, par son modeste pas, entrevoir à tous les confins de l’infini.
Falaise des fous de Patrick Grainville, Éditions du Seuil, 2018, 658 pages