Auguste Herbin, une grammaire pour un monde futur

Auguste Herbin, une grammaire pour un monde futur
Couverture du catalogue de l'exposition "Auguste Herbin, le maître révélé" coédité par le Musée de Montmartre et les éditions El Viso.
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N’aurait-elle que celui-là, l’insigne mérite de l’exposition que le Musée Montmartre consacre à Auguste Herbin[1] est de remonter loin en amont des œuvres qui lui ont assuré une place notoire dans l’histoire de la peinture du XXe siècle à l’enseigne de « l’abstraction géométrique » caractéristique de sa dernière période, en gros celle qui vient après la Seconde Guerre mondiale et se conclut avec la mort du peintre en 1960. C’est là qu’une surprise saisit les visiteurs non avertis, dont je suis, qui s’attendaient sans doute à voir sinon des tableaux tout en aplats géométriques du moins quelque chose qui en serait les prémices lointaines. Or, que voit-il au début de l’exposition qui suit un fil strictement chronologique ? Des tableaux postimpressionnistes d’un peintre accompli, pas encore 30 ans, vibrant d’une pluie de touches épaisses et serrées d’où sourdent des atmosphères singulières, une rue nocturne de Lille où le peintre a fait ses études d’art, un champ de blé écrasé de soleil, un quartier enneigé de Paris où il est venu se mêler à l’effervescence de la scène artistique parisienne ; viennent ensuite un autoportrait, des portraits et des natures mortes portant déjà l’empreinte du fauvisme. Donc un peintre indiscutable mais qui se cherche. Tous les grands peintres se sont d’abord essayés à l’œuvre des autres, maîtres du passé ou nouveaux venus ouvrant des voies nouvelles, il n’est pas étonnant qu’Herbin ait fait de même ; après tout, le premier Mondrian ne ressemble pas à Mondrian. Mais si ce dernier a assez vite trouvé le chemin de l’œuvre future, rien de tel chez Herbin qui changera plusieurs fois de manière et de style sur une période qui n’est pas loin d’épouser la première moitié du XXe siècle avant d’installer définitivement sa peinture sur la scène de l’abstraction géométrique dont se réclameront Victor Vasarely et Jean Dewasne.

Passés les débuts postimpressionnistes et après l’épisode fauviste (Portrait de jeune fille), Herbin rejoint le cubisme dont il fréquente le mouvement à Paris et Céret et qu’il traduit de belle manière dans des paysages (Paysage à Hardricourt) ou dans une série de Compositions qui, par l’usage de la couleur, sont plus proches de Juan Gris que de Picasso ou Braque. Dans ce sillage, il rompt avec la figuration en inaugurant une période qui pourrait passer pour l’anticipation de la période finale si ne l’en distinguait pas une géométrie certes très en couleurs également mais tout en courbes et volutes ouvrant le cadre au mouvement. Entretemps, la texture s’est allégée, les touches ont disparu et cédé la place aux aplats uniformément colorés. Suit une période plus éclectique où se font sentir l’influence du constructivisme et le goût pour une forme d’architecture monumentale qu’il ira jusqu’à traduire dans des sortes d’objets-totems décoratifs. Après s’être égaré un moment dans un retour à une figuration plus ou moins fantomatique, comme si la réalité ne pouvait plus être que l’ombre d’elle-même, il revient à une abstraction dynamisée par la multiplication et l’éclatement des formes géométriques et l’intensité des couleurs, sous l’influence probable des compositions du dernier Kandinsky, avant de prendre résolument le parti de l’abstraction rigoureusement fondée sur un répertoire réduit de formes simples, carré, cercle, triangle et cône, assorti d’un jeu de couleurs aux valeurs contrastées.

S’ensuit une combinatoire jouant, dans l’espace contraint du cadre, du nombre potentiellement infini des formes d’équilibre permises par la mise en relation des éléments, comme un monde incessamment renouvelé mais trouvant toujours son assiette. Ne serait-ce déjà que par son titre, Père et mère (1943) peut être tenu pour une matrice de ce monde composé d’un nombre fini d’éléments mais en puissance d’un nombre infini de combinaisons. Disposés verticalement, trois sur quatre, il présente douze carrés égaux où s’inscrivent cercles, demi-cercles, triangles, etc., les six du haut cernés d’un cadre clair tandis que les six du bas le sont d’un cadre noir. L’ambition de constituer picturalement un monde fini ouvert à l’infini se manifeste dans l’alphabet plastique composé par Herbin et présenté dans l’exposition, 26 lettres engendrées par des combinaisons de quatre éléments diversement colorés, carré, triangle, cercles et demi-cercles (dans son langage, quadrangle, triangle, sphère et hémisphère), chaque élément pictural ainsi défini correspondant à une note musicale ; le rouge est ainsi réduit à un cercle rouge correspondant au do, le jaune citron de forme triangulaire fait entendre un mi, tandis que le vert combinant triangles et hémisphères sonne comme un fa. Cette démarche, qui fait penser au Du spirituel dans l’art de Kandinsky, témoigne à n’en pas douter d’une intention spirituelle et utopique aspirant à une totalité vivante en perpétuel mouvement ; formes, couleurs et sons en constituent le triangle matriciel, leurs combinaisons en réglant les compositions abouties et viables. Cela pourrait s’appeler grammaire pour un monde toujours futur.

C’est là peut-être qu’il faut chercher ce qui, au regard de ce qui l’a précédé dans la carrière du peintre, dans la valse-hésitation des « ismes » auxquels Herbin a associé une grande partie de son œuvre, n’est pas loin d’apparaître comme une véritable révélation lui dégageant enfin la voie qu’il cherchait depuis longtemps sans en avoir l’idée. Père et mère datant de 1943, année cruciale de la Seconde Guerre mondiale avec la victoire soviétique de Stalingrad, il n’est pas tout à fait incongru de se demander si cet événement dans le contexte qu’on lui connaît n’aurait pas joué un rôle dans l’esprit du peintre. En tout cas, la profusion des œuvres qui vont venir s’inscrire dans l’espace ainsi ouvert atteste d’une certitude acquise et de la fécondité qui s’ensuit ; il suffirait pour en donner la mesure de voir les tableaux non pas un par un mais d’en embrasser la multiplicité dans une mosaïque palpitant de couleurs et de formes. Car c’est de joie qu’irradie cette période d’Herbin, la dernière en date mais la première quant au sens de l’œuvre, la joie d’un monde qui s’est trouvé et s’accomplit dans le jeu renouvelé de ses variations de formes et de couleurs.

La joie, c’est là sans doute le trait d’union, d’abord insoupçonnable, entre Herbin et Matisse, tous deux peintres nordistes de Cateau-Cambrésis, car quel point commun entre l’abstraction géométrique du premier et les rêveries de la ligne et de la couleur du second ? Différente chez l’un et chez l’autre, utopique et cosmique chez Herbin, terrestre et sensible chez Matisse, mais dans les deux œuvres la joie d’être au monde. Ce n’est donc pas une mauvaise chose que les deux artistes se côtoient au sein du Musée Matisse au Cateau-Cambrésis, ne serait-ce aussi que pour en saisir les différences. Chez Herbin, la peinture à la puissance utopique, pourrait-on dire, fait se lever un monde radieux tournant résolument le dos aux sombres temps qui en auront obscurément nourri la promesse ; de ce point de vue, elle participe de l’ambiance d’après-guerre portée par la reconstruction et les promesses de bonheur qui en étaient l’horizon. La peinture de Matisse, quant à elle, n’a rien d’utopique, c’est le bonheur à portée de main dans l’ouvert de la ligne et les tonalités de la couleur mais sans rien qu’on puisse saisir, sans ombres, le tableau n’y est pourtant pas sans réserve où peut se loger un désir.

 

[1] Auguste Herbin, le maître révélé, du 15 mars au 15 septembre 2024, Musée Montmartre, Paris.