Jusqu’au 22 juin, l’Ahah présente dans son espace situé rue Moret (11e) des œuvres des plasticiens Jeanpascal Février, Pierre Martens et Alain Sicard. Intitulée ETC., l’exposition a pour spécificité d’avoir été conçue par les artistes eux-mêmes et c’est la raison pour laquelle nous leur donnons la parole aujourd’hui. L’entretien qui suit porte sur la façon dont ils ont conçu cette exposition réalisée avec l’appui de la Directrice artistique des lieux Marguerite Pilven.
Orianne Castel : Jeanpascal Février, vous êtes à l’initiative de cette exposition collective. Comment avez-vous rencontré Alain Sicard et Pierre Martens, et qu’est-ce qui vous a donné envie de les réunir dans cette exposition autour de ce thème ?
Jeanpascal Février : J’ai rencontré Alain Sicard par l’intermédiaire du galeriste Bernard Jordan qui a proposé de nous exposer en 2014. La passion d’Alain pour la peinture est évidente et son travail m’a beaucoup plu, car j’ai vu dans sa manière de brosser et d’enfouir des gestes, une façon singulière d’évoquer l’histoire de l’art. La même année, un écrivain, A. G. Turin, est venu dans l’atelier. Il était accompagné de Pierre Martens qui non seulement est artiste, mais également un collectionneur qui organise des expositions à Bruxelles. Pierre m’a proposé d’exposer chez lui et c’est ainsi que nous avons commencé à nous connaître. Nous avons depuis exposé ensemble à trois reprises. Le caractère outrancier de la peinture de Pierre et notamment son usage de la couleur, m’intriguent beaucoup. C’est quelqu’un qui a une affection particulière pour le minimalisme radical tout en étant capable d’aller du pur monochrome à une esthétique du papier cadeau, presque kitsch. C’est l’amplitude de ce spectre qui m’intéresse.
Concernant le thème, cette idée de liste nous intéresse tous les trois car un artiste accumule beaucoup d’œuvres. Nous avions commencé à y réfléchir avec Pierre à l’occasion de l’édition d’un catalogue de nos œuvres que nous avions intitulé « Catalogue ». Nous avons souhaité poursuivre notre réflexion et le terme « etc. » s’est imposé mais, pour renouveler le projet, il nous semblait important d’ajouter un autre point de vue, d’où l’invitation faite à Alain Sicard. La notion du ETC. pose une autre question : lorsqu’un visiteur découvre une nouvelle œuvre d’un artiste, il convoque, pour la lire, ses pièces antérieures, et quand un artiste regarde sa dernière œuvre, il en voit le potentiel et imagine des possibilités à venir. J’ai trouvé qu’il y avait là un chassé-croisé intéressant entre un regard rétroactif du visiteur et un regard prospectif de l’artiste. Alain et Pierre étaient d’accord avec cette vision positive du « etc. » et nous avons souhaité valoriser ce potentiel de la liste, en dialectisant ce qui est fait et ce qui reste à faire.
Orianne Castel : Comment vous y êtes-vous pris pour choisir, parmi vos différents travaux, les œuvres que vous alliez exposer ?
Alain Sicard : En ce qui me concerne, j’ai choisi délibérément des formats qui sont moyens, voire petits. Si j’avais eu 10 mètres linéaires de mur, j’aurais peut-être installé d’autres tableaux mais, sur la surface qui nous était dévolue, il fallait, pour créer cette idée de liste, montrer des petites peintures. Pour ma part, il y a deux formats assez proches : un format moyen et un format un peu plus réduit. Je voulais créer un rythme qui évoquerait la ponctuation du « etc. » suivie d’un point ou celle des trois points de suspension. La peinture la plus grande est donc systématiquement placée à gauche d’une ou de trois peintures plus petites. J’avais demandé à Jeanpascal de montrer des formats à peu près similaires aux miens. C’est ce qu’il a fait, à peu de chose près, et il a choisi d’orienter sa sélection autour du thème de la figure. Ce sont des figures plus ou moins reconnaissables, plus ou moins précises.
Jeanpascal Février : Pour cette exposition, j’ai voulu présenter une galerie de portraits alors que j’ai l’habitude de montrer des choses plus variées. C’est peut-être la maturité du projet qui a permis cela. Je savais aussi que j’exposais avec Alain et Pierre qui sont deux peintres abstraits ; alors, j’ai quand même nuancé en écartant les tableaux les plus figuratifs. Il y a une dimension empathique dans le montage d’une exposition collective. Je suis satisfait des choix opérés car ces peintures présentent des écritures très différentes les unes des autres et c’est ce type de variations et de translations que je souhaite montrer aujourd’hui.
Orianne Castel : Est-ce en réponse aux figures de Jeanpascal Février que vous avez décidé, Alain Sicard, de concevoir deux diaporamas montrant des photographies de visages, peints dans le premier, sculptés dans le second, que vous avez prises dans différents musées ?
Alain Sicard : Oui, nos travaux semblent éloignés mais il y a une substance un peu similaire ; quand j’ai vu ses figures dans l’atelier, j’ai pensé à ma pratique photographique. J’en ai déjà présenté des parties dans diverses expositions, mais pour celle-ci j’ai sélectionné uniquement des portraits peints ou sculptés. En référence à la liste, à la suite d’éléments qui se succèdent dans le « etc. », j’ai souhaité créer un rythme. Je voulais que les images s’enchaînent rapidement, de façon qu’on n’ait pas nécessairement le temps d’identifier et de nommer les œuvres. J’aime l’idée qu’on puisse avoir le nom de l’artiste seulement sur le bout de la langue et ça me plaît que l’on soit submergé par les images, qu’on se laisse déborder par elles. Il y a quelques années, j’avais visité la Fondation Hombroich pas très loin de Düsseldorf. C’est un grand parc dans lequel se trouvent de petites architectures en brique. On se promène dans la nature et, lorsqu’on rentre dans un de ces espaces, on découvre des œuvres de différents pays et de toutes les époques. J’ai vu de magnifiques sculptures asiatiques à côté de monochromes de Klein mais la particularité de ce musée est qu’il n’y a aucun cartel. On ne sait pas forcément ce qu’on voit et c’est assez enchanteur. J’ai adoré visiter cette fondation et son souvenir m’a inspiré pour réaliser mes diaporamas. Il y avait une fonction « aléatoire » et c’est avec bonheur que j’ai cliqué dessus. J’ai poussé la coquetterie jusqu’à trouver de vieux cadres que j’ai restaurés pour masquer les bords des tablettes. Les images numériques sont donc encadrées comme des tableaux anciens ; je trouve cette idée assez savoureuse.
Orianne Castel : Et vous, Pierre Martens, comment avez-vous choisi vos œuvres pour qu’elles correspondent au thème et répondent aux peintures de vos collègues ?
Pierre Martens : J’ai choisi de montrer des œuvres appartenant à la série des « barres » qui a débuté en 2020 pendant la pandémie. À ce moment-là, les magasins de fournitures artistiques étaient fermés et j’ai donc été chercher des matériaux dans des enseignes de bricolage et de décoration. Cela dit, il s’agit toujours d’un travail de peinture. J’utilise du « tape » pour masquer des parties du support et en peindre d’autres. Ce principe de pochoir est utilisé dans certaines séries et provient de ma formation de sérigraphie à La Cambre de Bruxelles. Il y a une trentaine de « barres » présentées dans l’exposition. Leur production est échelonnée sur plusieurs années et continue encore aujourd’hui. Il n’y a pas d’ordre et elles fonctionnent différemment selon leur environnement. Suspendues, déposées contre le mur, dans un angle, au sol, seules ou en groupes… Ce sont donc des pièces qui peuvent facilement dialoguer avec d’autres.
Orianne Castel : Comment s’est faite la mise en espace de vos différentes œuvres ? Vous n’étiez pas tous sur place, n’est-ce pas ?
Pierre Martens : Je n’étais pas sur place pendant l’accrochage en effet. Je ne suis intervenu dans celui-ci que pour finaliser l’exposition. Mais j’ai déjà exposé plusieurs fois avec Jeanpascal et connais assez bien son travail. J’avais également une bonne vision du travail d’Alain. J’étais donc en confiance. De plus, pendant leurs essais, nous avons communiqué par visioconférence…
Alain Sicard : Je me souviens qu’une amie, avec qui je visitais l’espace lors de l’exposition précédente et à qui j’expliquais notre projet commun, m’avait dit : « et alors, comment allez-vous faire ? Est-ce que vous allez vous répartir les murs pour en avoir un chacun ? ». Et alors je m’étais dit que ce n’était certainement pas ce qu’on allait faire, qu’il allait falloir se creuser un peu plus la tête pour proposer quelque chose d’intéressant. Mais finalement, les choses se sont faites très rapidement une fois que les œuvres ont été sur place, et notamment après l’arrivée des barres de Pierre qui nous ont offert une verticalité. Nous étions Jeanpascal et moi dans une logique d’alignement de nos travaux de façon horizontale. Aussi, il nous a semblé évident que la verticalité de ses barres allait donner cette rythmique qui fait tout l’intérêt de notre accrochage il me semble. L’idée d’en présenter certaines apposées contre la vitrine est née par hasard. Nous les avions disposées là pour avoir de la place au moment où nous faisions les essais d’accrochage des tableaux mais mais lorsque nous sommes sortis dans la rue, nous nous sommes dit qu’elles fonctionnaient très bien depuis l’extérieur. Il y a quelques barres suspendues aux murs comme des tableaux, et il y a celles plus nombreuses de la vitrine qui font comme un stock d’œuvres en réserve, en attente d’accrochage. C’est le « etc. » de Pierre et nous avons poursuivi cette idée d’œuvres en attente d’être suspendues en posant certaines de ses barres à côté de celles vissées aux murs.
Orianne Castel : Nous parlons de vos barres mais vous présentez également un tableau qui n’appartient pas à cette série et qui ressemble à un monochrome. Qu’est-ce que ce tableau unique nous dit dans le cadre de cette réflexion sur le « etc. » ? L’avez-vous choisi en référence à la fin de la peinture, symbolise-t-il la fin de la liste ?
Pierre Martens : Je travaille par « séries » et en parallèle avec d’autres productions. Globalement, elles se poursuivent sur plusieurs années jusqu’au moment où je décide de passer à autre chose. Le hasard et les découvertes fortuites ont beaucoup d’importance dans l’avancement ou les changements du travail. Le tableau qui semble monochrome utilise le même principe technique de cache que les barres et ce n’est pas le seul de ma production. Une partie de la toile est brillante et l’autre mate. Pour moi, la liste est loin d’être finie mais je laisse le futur en décider, sans a priori.
Jeanpascal Février : J’ai envie de dire que toutes les peintures que Pierre présente dans l’exposition sont des monochromes avant de dévoiler l’usage des papiers adhésifs. Il œuvre par une successivité de couches monochromatiques. C’est seulement après, quand il enlève les bandes adhésives que se révèle la couleur des couches inférieures et que des motifs déductifs apparaissent.
Orianne Castel : Vous parlez de cette technique très particulière de Pierre Martens ; le but de cette exposition rapprochant trois pratiques autour d’un même thème est en effet de montrer la spécificité de chacune. Comment décririez-vous chacune d’elles, notamment par rapport à cette question du « etc. » ?
Jeanpascal Février : Ce que je vais dire est sans doute un peu sommaire, mais Alain est un mélomane. Quand on visite son atelier, on est toujours accueilli par la peinture, bien sûr, mais aussi avec un thé et de la musique, et de fait, il pratique un art de la variation comme ces compositeurs américains : John Cage ou Steve Reich. Le « etc. » d’Alain serait la variation. Chez Pierre, c’est plutôt le processus. C’est un artiste qui développe des stratégies pour enfouir et révéler. « Etc. », chez lui, est une suite d’actions à travers lesquels on devine le sérigraphe de formation qu’il est. En ce qui me concerne, il y a la galerie des portraits, bien sûr, mais la notion de la suite correspond à une aventure qui a commencé il y a deux ans. À cette époque, je m’interrogeais sur mon écriture au point que je ne peignais plus. Je dessinais tout le temps et j’ai réalisé un répertoire de gestes nécessaires à la pratique du dessin. Cette démarche m’a beaucoup surpris, en découvrant que cette liste de gestes n’était pas aussi importante que j’aurais pu le croire. L’etc., serait cet inventaire finalement réduit pour un spectre expressif qui lui détient un potentiel plus conséquent.
Orianne Castel : L’exposition va se terminer ce samedi. Elle se clôturera avec une conférence performance de l’artiste Bénédicte Davin dont le travail s’inscrit dans la continuité des expérimentations sonores des avant-gardes comme Filippo Tommaso Marinetti, Kurt Schwitters ou John Cage. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet évènement qui débutera à la galerie dès 19 heures ?
Jeanpascal Février : J’ai rencontré Bénédicte Davin au K9, qui est un lieu dédié à l’art contemporain tenu par Baudouin Oosterlynck. Nous l’avons rencontrée avec Pierre et elle nous a été présentée comme une musicienne expérimentale, interprétant de la poésie futuriste. Dans un même temps, je lisais Le Procès de Franz Kafka, qui m’étonnait, parce que dans ce roman, il est question toutes les deux ou trois pages, d’une description précise mettant en scène des mains. Ostensiblement, ces gestes de la main constituent un fil rouge tout au long de la narration. Cela m’a interpellé et ce d’autant plus que, durant cette histoire qui raconte un imbroglio juridique, le personnage inquiété par la justice essaie, aussi bizarrement que cela puisse paraître, de trouver la résolution de ses problèmes dans l’atelier d’un peintre. Sans être un performeur, j’imaginais une lecture particulière du Procès interprétée uniquement par les gestes décrits dans le roman, sans dire un seul mot, où seul un prompteur afficherait le défilé des pages. Bénédicte Davin s’est montrée intéressée par ce projet et a accepté d’en réaliser une création pour la clôture de l’exposition. Elle croisera à sa manière Le Procès avec un poème de Ghérasim Luca intitulé À gorge dénouée. Nous sommes très heureux de sa venue et de l’hommage que Bénédicte rendra à Franz Kafka pour le centenaire de sa mort (juin 1924).