Agnès Thurnauer est une artiste contemporaine franco-suisse dont le travail pictural se confronte sans cesse à la question de la représentation, celle portée par la peinture bien sûr mais aussi celle façonnée par le langage, domaine où récit et assignation se confondent parfois. Pour cette peintre conceptuelle, la façon de rendre quelque chose présent à quelqu’un est donc un enjeu politique autant qu’une question picturale. C’est la raison pour laquelle nous menons avec elle une série d’entretiens pour notre rubrique « autoportrait en artiste » qui vise à saisir les figures de l’artiste que dessinent les autoportraits d’artistes bien réels. Nous abordons aujourd’hui son tableau Cartels #2.
Orianne Castel : Pour continuer notre série d’entretiens, j’aimerais que vous nous parliez du quadriptyque Cartels #2. Peut-on dire que ces tableaux, sur lesquels figurent votre prénom et votre nom, sont une forme d’autoportrait ? Et, si c’est le cas, que disent-ils de vous, de vos filiations artistiques de Gustave Courbet à Robert Filliou en passant par Marcel Duchamp ?
Agnès Thurnauer :
Oui. Cet ensemble s’appelle Cartels #2 car j’en avais fait un autre précédemment. J’ai parfois besoin de repeindre plusieurs fois le même tableau, quelquefois en changeant d’échelle, d’autres fois non. Aviez-vous vu l’exposition de Munch qui repeint les mêmes tableaux à trente ans d’écart ? Une merveille ! Pour revenir sur la genèse de ce travail, j’avais fait une exposition au SMAK de Gand en Belgique en 2007. Le musée avait édité des cartels pour l’ensemble des tableaux que nous avions sélectionnés mais nous ne les avons pas tous accrochés. Il restait les cartels des œuvres Autoportrait, 2006, Bien faite, mal faite, pas faite, 2007, Sans titre, 2007 et Ready-made, 1999. Après le vernissage, j’ai rapporté à l’atelier ces petits morceaux de plastique estampillés à mon nom suivi des titres des œuvres et de leurs dates de création. Ils ont rejoint la jachère du travail, posés sur mon bureau. Je les regardais et, un jour, en les mettant les uns à côté des autres, je me suis dit qu’ils fonctionnaient très bien ensemble et que les quatre superposés créaient une sorte d’autoportrait. Peu de temps avant, j’avais travaillé à partir du tableau de Courbet qui s’appelle L’Origine du monde. Dans ma version, appelée The Original World, j’avais superposé à sa composition une grille de noms d’artistes célèbres passés au féminin – Francine Picabia, Jacqueline Pollock, etc., ceux qui figuraient dans l’histoire de l’art que j’avais apprise, ici, en Europe. J’interrogeais ainsi le fait que ce ventre puisse donner naissance à des artistes de tous genres, qu’il puisse être à la fois objet-modèle et sujet-peintre, et j’abolissais également la dichotomie engendrer/créer. Ce ventre, cela aurait pu être le mien, un ventre de peintre.
J’ai donc décidé de travailler sur ces quatre dénominations avec quatre cadrages dans L’origine du monde, dans ce corps générique féminin qui pour moi est le corps de la femme et celui de la peinture. C’est donc tout à fait un autoportrait.
J’ai d’abord peint les textes puis j’ai peint ces quatre cadrages de L’origine du monde autour des lettres. J’ai choisi des petits formats de 60 par 30 cm. Au travers de la représentation du corps féminin, et au-delà de la référence à Courbet, se dessinent des filiations aux artistes et aux mouvements que je convoque par les titres mêmes des cartels.
Il y a d’abord une référence à Filliou dont j’ai souvent interprété le principe d’équivalence « bien fait, mal fait, pas fait » en le féminisant pour parler de la qualité de la peinture mais aussi de ma propre manière de peindre. Je revendique en effet de pouvoir peindre de différentes façons, non seulement avec des matériaux divers, mais aussi en peignant bien, mal ou pas du tout, comme c’est le cas dans un tableau qui convoque ces différentes factures, Exécution de la peinture dont nous parlions lors d’un précédent entretien. Dans ce tableau, le visage de Victorine est très bien peint alors que les silhouettes des photographes sont brossées hâtivement, à la peinture sèche, on peut dire qu’ils sont « mal peints ». Et il y a aussi des parties de toile en réserve, des surfaces qui ne sont pas du tout peintes. Cette cohabitation de différents états de la matière parle à la fois de la nécessité de traiter tel ou tel endroit du tableau avec plus de rapidité ou plus de lenteur, plus de sophistication ou plus de rudesse, et témoigne de la liberté, je dirais même de la labilité de la peinture. On retrouve ses variations de définition de la touche dans toute l’histoire de la peinture et c’est un délice à observer. Parce que cela parle aussi de la liberté du geste et de la pensée.
Il y a dans le cartel suivant une référence à la peinture pour la peinture avec le tableau sur lequel est peinte la mention « sans titre » qui est une dénomination du XXᵉ siècle renvoyant à l’abstraction et questionnant le motif. Mais pour moi, le sans titre fait aussi référence à tous ces modèles qui sont sans nom dans l’histoire de l’art alors que ces corps sont les véritables passeurs de la peinture. En se prêtant au tableau, ils incarnent à la fois le motif et le médium. À la suite de cette œuvre, j’ai travaillé sur un texte érotique qu’une amie m’avait donné et que j’ai prêté à certains modèles de Manet entremêlant ces mots à leurs corps. À défaut de leur donner un nom, c’était une façon de leur donner une voix, une forme d’autorité dans la peinture que les modèles, toujours passifs, n’ont pas. Le sans titre fait donc aussi référence à ces modèles et à Manet.
Puis, il y a une référence à Duchamp, avec le ready-made. J’ai à la fois trouvé ce morceau de plastique et trouvé ce tableau que je lui ai « conjugué ». À travers cet autoportrait en quatre facettes, à la fois je me peins et je renvoie à différents artistes et courants de l’histoire de l’art. Mais finalement, pour reprendre votre chapeau d’introduction sur mon travail, je me rends compte que tous ces artistes sont pour moi très politiques en tant qu’ils interrogent toujours la place de l’artiste au sein de la société. Où nous plaçons-nous, où nous situons-nous avec notre travail ? Ils le font soit de façon très militante comme Courbet qui a été un activiste politique, soit de façon merveilleusement ironique et bouddhiste comme Filliou qui a terminé sa vie dans un ashram en se posant la question très philosophique de « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », soit de façon très conceptuelle et sensible comme Manet ou très intellectuelle comme Duchamp. D’une certaine façon, je réponds à leur façon de peindre en leur proposant la mienne, qui décloisonne et joue de toutes ces modalités. Oui, c’est tout à fait un autoportrait.