Rien à voir, rien à dire, ainsi se présente la peinture de Robert Ryman qui fait l’objet d’une exposition cinq ans après sa mort au Musée de l’Orangerie (Paris) dans une salle dont la blancheur, au premier regard toiles et murs confondus, s’ouvre telle une réserve, au sens pictural du terme, dans la profusion de couleurs qui s’affichent par ailleurs aux murs du musée, en tout premier lieu, celles de l’immense et somptueux tableau de Sam Francis, In lovely blueness qui accueille d’entrée le visiteur. Rien ? Pas de sujet, pas de figures, pas même de motifs ou de modules abstraits, rien à voir en effet, ou presque, que le subjectile, le plus souvent réduit au format carré. Peinture abstraite, expression reprise par Ryman lui-même dans le petit film qui lui donne la parole, bien plus abstraite encore qu’un Pollock vibrant toujours d’une folle énergie, calme et posée, à peine se détachant de la blancheur des murs et se répétant au format près, tantôt à la dimension d’une cloison, tantôt à celle d’un simple feuillet. Le blanc mis à part, on pense à la peinture de Soulages qui aura œuvré à peu près à la même période que Ryman mais, quant à lui, du moins dans la dernière période de son œuvre, dans le noir. Dans les deux cas, il n’y a pas plus à voir qu’à dire, absence d’images et absence d’histoires. On reviendra sur cette comparaison qui n’est pas raison mais instructive quant à ce qu’il en est de la peinture et de ce qui s’y joue. Dans les deux cas, rien à montrer, rien à raconter… si ce n’est la peinture elle-même, « naked », nue, comme l’écrit Ryman au revers d’un tableau à la sortie de l’exposition, pour signifier que ce n’est pas rien que de montrer la peinture elle-même, la peinture comme chose qui dicte sa loi au peintre et que celui-ci interroge à même ses matières, châssis, toile, papier, carton, aluminium, fixations diverses, à l’huile, acrylique, émaillée, et ses outils, pinceaux, brosses, couteaux. En bonne phénoménologie, on dira que « la chose même », selon l’expression de Husserl, n’est pas rien, qu’elle est à approcher par réduction de tout ce qui a sédimenté sur elle, mots, symboles, valeurs, au point de la recouvrir et de l’occulter. Pour aussi différents qu’ils soient, on peut voir chez Ryman comme chez Soulages une même volonté de démasquer la peinture, de lui arracher ses masques qui s’appellent histoires, sentiments, célébrations, exaltations, pour la faire valoir telle qu’en elle-même elle peut produire ses effets. La peinture « en effets », c’est par exemple dans le cas de Soulages montrer tout ce dont le noir est capable, dans celui de Ryman tous les effets dont le blanc est capable, et dans les deux cas, dans leur rapport changeant à la lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle comme dans le musée. Chez ces deux peintres, un même plaisir pris à la peinture, pour les virtualités de ses matières explorées et expérimentées en interaction avec le type de support choisi. Devant Concert (1987), où trois carrés s’inscrivent les uns dans les autres, celui du fond uniforme plutôt beige, celui de la peinture blanche plus vaporeuse qui s’y superpose et celui délimité par les quatre boutons de fixation à l’intérieur de celle-ci, on assiste à l’effet induit par la rencontre de l’acrylique et de la laque sur un panneau de fibre de verre. C’est ici sans doute que Ryman suit sa voie propre qui n’est pas celle de Soulages, celui-ci davantage porté au lyrisme de la lumière réfléchie par la pâte noire déployée en nappes dans de grands formats, comme une sorte de plain-chant, Ryman préférant les incrustations, les superpositions et les résonances qui font vibrer la matière picturale, à l’exemple peut-être du jazz qu’il a pratiqué comme saxophoniste, ainsi de ces peintures aux touches blanches vibrionnantes réveillées dans les interstices par des notes de couleur, ou de celles, présentées à la toute fin de l’exposition, où la couleur débordante vient subtilement nuancer le blanc et le soulever.
La peinture de Ryman aime les variations qui se jouent au « presque rien » des petites différences. Le sous-titre de l’exposition, « le regard en acte », est ici pleinement justifié, chaque tableau sollicitant l’attention aux nuances et aux rythmes, donc un temps pour les activer et apprécier la façon dont d’un tableau à l’autre l’espace s’en trouve modifié. Le tableau – mais où s’arrête-t-il dès lors que sont de la partie ses bords, sa tranche, le mur d’accrochage, l’éclairage et les ombres ? – est comme la balance de précision de ses différents composants ; plus grand ou plus petit, blanc mat ou brillant, nappé ou à touches serrées, seul ou en série, son équilibre en est changé. La première série de variations est celle qui affecte le blanc que Ryman a dit d’abord avoir choisi pour sa neutralité, comme le carré, par conséquent comme une sorte de paramétrage des tableaux soumis à variations et qu’il a finalement reconnu comme sa matière de prédilection pour sa puissance de réflexion de la lumière. Si ce qui se présente d’abord à l’entrée de la salle d’exposition comme du blanc sur blanc se révèle bien vite autre, les murs blancs virant au contact des tableaux à un blanc gris froid, le blanc, qu’il s’agisse d’un tableau, d’un triptyque ou d’une série, apparaît alors dans toutes ses nuances. De neutre qu’il était, c’est-à-dire absence de couleur, il devient couleur avec toutes les résultantes qui s’ensuivent, depuis les différences de ton, chaud-froid, jusqu’aux différences de valeur, plus ou moins clair ou foncé. Il y a le blanc qui claque sur une surface brillante, le blanc empâté et presque sali par les ombres minimes des incrustations, le blanc vaporeux et ennuagé, le blanc chauffé ou refroidi par une couleur débordante ou sous-jacente, etc., en bref, toutes les couleurs et les humeurs du blanc. Si la première série est optique, la deuxième série de variations est d’ordre manuel et concerne l’application ou le passage du blanc, en bandes parallèles jointes ou disjointes (Untitled, 1965), par juxtaposition de petits carrés (Untitled, 1965, 25,7 x 25,7 cm), en aplats unis, vibrants ou soufflés. La troisième série de variations joue du carré, tantôt immense (Adelphi, 1967), tantôt réduit à une petite fenêtre ou à des tailles intermédiaires obéissant à la règle géométrique de l’homothétie ; il n’est pas rare cependant que le carré soit affecté d’un léger déséquilibre par les quelques millimètres de différence entre les côtés horizontaux et verticaux (Untitled, 1965, 19,7 x 20,6 cm) ou par les débordements de la couleur dans la série ponctuant l’exposition, « Accrochage des peintures Untitled » de la collection Pinault. La quatrième série concerne les bords de la surface du tableau, parfois très précisément délimités (Check, 1993), souvent laissés à l’indécision ou à l’abandon d’une marge mal définie (Large-Small, Thick-Thin, Light reflecting, Light absorbing 23, 1959). Une cinquième série, enfin, mais il y en aurait sans doute d’autres, celle qui porte sur les côtés, sur l’épaisseur du tableau, de l’inframince qui le fait flotter dans l’espace au caisson qui l’arrime solidement. Très intrigante de ce point de vue, la série (No Title Required 3, 2010) qui aligne, en les décalant légèrement en hauteur et largeur, dix carrés approximativement de même taille, en aplats blancs unis à la peinture brillante particulièrement réfléchissante, leurs côtés peints en noir projetant des gris tandis que la lumière crue des spots semble les détacher du mur. Bien évidemment, ces différentes séries donnent lieu à des combinaisons diverses et variées dont le parcours en chicanes de l’exposition donne un assez bon aperçu.
Avec cette exploration méthodique de la peinture par elle-même, on pense au mouvement Supports-Surfaces en France, on n’est rien moins que dans l’abstraction mais, au contraire, dans le concret et le vif de ce qui en fait la réalité, raison pour laquelle Ryman a pu se revendiquer du réalisme plutôt que du minimalisme; en revanche, on n’est plus dans le champ de la phénoménologie, précédemment évoquée, on est plutôt dans les parages de la philosophie analytique qui a trouvé aux U.S.A. une terre d’élection. Une analytique de la peinture, avec ce que ça implique de rigueur et de sécheresse, mais aussi de jeu, telle pourrait être l’enseigne de l’œuvre de Ryman.