Le Centre Pompidou présente actuellement et jusqu’au 26 août 2024 une exposition monographique de Vera Molnár. Pour cet événement qui intervient à l’occasion du centenaire de l’artiste et un an après sa disparition, le musée a vu les choses en grand. Le commissaire Christian Briend (chef du service des collections modernes du Musée) assisté de Marjolaine Beuzard (attachée de conservation) a en effet décidé de montrer l’évolution du travail de cette artiste, surtout connue comme pionnière de l’art numérique depuis ses débuts.
L’exposition débute ainsi par des paysages exécutés par l’artiste à la fin des années quarante. Ce sont des vues d’arbres au bord de l’eau comme celles que Mondrian avait choisi d’explorer avant de se tourner vers l’abstraction. On comprend d’ailleurs tout de suite que ces études ont pour Molnár la même fonction que celles produites par son aîné ; elles lui servent à établir son vocabulaire formel de base. Ainsi, des paysages dont Mondrian abstrait l’horizontale et la verticale, Molnár extrait le carré, le rectangle, le tiret, la croix, le cercle et le demi-cercle. En témoignent les nombreux Arbres et Arbres et collines géométriques de 1946.
Que fait-elle de ces formes ? Sont également exposées des œuvres des années cinquante, période durant laquelle l’artiste est affiliée au courant géométrique abstrait. Cependant, si à cette époque elle peint ses formes simples en noir, blanc et couleurs directement sorties du tube, on remarque déjà les préoccupations qui feront sa signature. Les dessins présentés permettent de voir qu’elle s’intéresse moins à la composition parfaite qu’aux multiples possibilités de combinaisons de formes colorées. Le dessin 2 rectangles bleus, 4 rectangles noirs (1950) témoigne aussi de son goût précoce pour les illusions optiques. Constitué, comme son nom l’indique, d’une juxtaposition de deux rectangles bleus et de quatre rectangles noirs, on peut également y voir, en raison d’une prédominance du bleu qui donne l’impression au spectateur qu’il est peint sur le noir, une superposition de deux rectangles bleus sur deux rectangles noirs.
C’est aussi à cette période que Molnár, en lutte contre l’idée d’artiste « créateur », fait intervenir d’autres personnes dans la construction de ses images, permettant de faire advenir le hasard, notion qui deviendra centrale dans sa production des années soixante. À partir de ce moment-là, l’artiste exécute ses compositions grâce à sa « machine imaginaire ». Ce processus de son invention vise à déployer des programmes de transformation de formes élémentaires qu’elle exécute ensuite à la main. Ses procédures simples (rotation, inversion, addition, soustraction, décalage, répétition, altération) permettent la création de compositions complexes comme en témoigne dans l’exposition le tableau 4 éléments distribués au hasard (1959) dont il est impossible de deviner à quelles règles il répond. Membre du GRAV (Groupe de recherche d’art visuel, 1961-1968) avec, entre autres, Julio Le Parc et François Morellet, Molnár continue d’explorer la question de la perception et de ses pièges et est alors associée au cinétisme.
À la fin des années soixante, juste après avoir fondé le groupe Art et Informatique à l’Institut d’esthétique et des sciences de l’art (1967), Molnár peut s’appuyer sur la naissance de l’informatique pour renouveler sa peinture. Dès 1968, elle est l’une des premières à utiliser les puissances combinatoires générées par ordinateur pour effectuer ses dessins. Seulement six ans plus tard, elle crée le Molnart, son premier programme de conception d’images relié à une table traçante. Comme chez son camarade Morellet, le désordre s’ajoute au hasard puisque l’artiste décide d’intégrer à son processus bien rodé 1 % de désordre selon sa propre expression. La série des 160 carrés poussés à bout (1976) comme celle des Molnaroglyphes (1977-1978) rend visuellement compte de ces perturbations algorithmiques.
À ces dessins tracés par la machine succèdent des tableaux peints à la main dans les années 1980 et, de la même façon que les premiers s’organisaient en série, les peintures se composent en polyptyques. De Transformation (1983) à Les Métamorphoses d’Albrecht (1994-2017), ces ensembles permettent au spectateur d’appréhender la déformation d’un panneau peint à l’autre. Attentive aux effets perceptifs, Molnár réalise aussi des installations qui englobent le public. Conceptuelles, à l’image de celle nommée OTTWW (1981-2010) réalisée à partir du poème Ode to the West Wind de Percy Bysshe Shelley, elles n’en demandent pas moins une implication corporelle du spectateur. C’est également le cas de sa sculpture murale Perspective d’un trait (2014-2019), laquelle se déforme en fonction des déplacements que l’on effectue devant elle.
Cette œuvre, réalisée en 2019 à partir d’un dessin généré sur ordinateur en 2014, témoigne, comme beaucoup d’autres pièces présentées dans l’exposition, d’un long processus de maturation. Habitée par des préoccupations constantes dont rendent compte également les ensembles de photographies exposés dans les salles du Centre Pompidou (Études sur sable, 2009 ; Ombres sur carrelage, 2012 ; Par temps couvert, 2012), Molnár ne cesse de revenir sur ses propres découvertes. Accompagnant l’exposition, ses vingt-deux journaux intimes réunissant photographies, graphiques et documents viennent encore souligner la cohérence de l’œuvre par-delà les différents courants (géométrique abstrait, cinétique, conceptuel, minimal) auxquels elle a pu être rattachée selon les périodes.