Agnès Thurnauer est une artiste contemporaine franco-suisse dont le travail pictural se confronte sans cesse à la question de la représentation, celle portée par la peinture bien sûr mais aussi celle façonnée par le langage, domaine où récit et assignation se confondent parfois. Pour cette peintre conceptuelle, la façon de rendre quelque chose présent à quelqu’un est donc un enjeu politique autant qu’une question picturale. C’est la raison pour laquelle nous menons avec elle une série d’entretiens pour notre rubrique « autoportrait en artiste » qui vise à saisir les figures de l’artiste que dessinent les autoportraits d’artistes bien réels. Nous abordons aujourd’hui son tableau Big-big et Bang-bang #16.
Orianne Castel : J’ai découvert récemment le tableau Big-big et Bang-bang #16 sur lequel, fait inhabituel dans cette série, ne figure que « Big-big » ou que « Bang-bang ». Ces deux formes qui cheminent ensemble symbolisent une relation de compagnonnage. Je crois savoir en l’occurrence qu’il s’agit pour vous initialement de la relation avec votre frère qui a été très important dans la constitution de votre rapport au langage. Je me suis demandé si ce tableau était son portrait ou le vôtre ? Et question corollaire, puisqu’il m’était impossible de le déterminer, pourquoi ne voit-on jamais votre visage dans vos autoportraits ? Que doit saisir un autoportrait si ce n’est pas le visage ?
Agnès Thurnauer : C’est une question très intéressante. J’ai rebaptisé cette série « Big-big et Bang-bang » a posteriori parce qu’elle représentait un véritable big-bang pictural dans mon histoire. Je peignais depuis très longtemps mais c’est vraiment le moment où quelque chose de signifiant, je dirai même de nominal- qui me désignait ou me nommait en retour- est apparu. En 1992-1993, après la naissance de mon second fils, j’ai eu un nouvel atelier. J’y peignais quotidiennement. Un jour cette forme est venue vers moi. Je ne peux pas le dire autrement. Elle a surgi de la peinture pour venir vers moi. Une conversation a pris pied. J’en ai un souvenir très physique et c’est cette sensation initiale que je recherche en continuant mes séries et en revenant régulièrement à celle-ci, à cette forme et à ce geste fondateur. C’est cet ancrage que je sens encore dans mon corps, de la question de l’identité et de l’altérité, que je souhaite retrouver. En fait, toute la question de l’altérité, de la conversation, du langage et de la réciprocité de la peinture est venue de cette forme-là. Et a posteriori, parce qu’en revenant sur sa propre pratique, on en saisit rétrospectivement la part biographique, je l’ai rebaptisée « Big-big et Bang-bang ». J’ai compris récemment, grâce au texte de Dean Daderko sur mon travail, qu’il s’agit d’une période pré-langage. Exactement une préhistoire ! Ces deux formes côte à côte ont quelque chose à voir avec la relation entre mon frère autiste et moi. Nous avons arpenté le monde ensemble quasiment comme une même forme, presque un même corps- un corps commun- et Dean remarquait très justement que les deux motifs accolés, reliés, des Big-big et Bang-bang doubles, forment comme la lettre M. Le son « mmmm », avant que la bouche n’articule des sons et des mots. Un continuum.
Vous avez donc raison, il s’agit d’un autoportrait. Il y en a peu et celui-ci en est un. On pourrait tout à fait mettre ce tableau à côté d’Exécution de la peinture dont nous parlions l’autre jour, c’est la même chose. Cette forme célibataire prise dans cet espace rose, c’est presque le corps de la peintre dans « Exécution de la peinture », mais dans une version primitive, germinative. J’aimerais d’ailleurs exposer ces tableaux côte à côte. Je les ai montrés dans une exposition au Centre d’art contemporain Bouvet-Ladubay que j’ai beaucoup aimé faire. On y avait accroché des séries les unes à côté des autres pour montrer comment on peut exprimer une même chose de différentes façons. Mais dans cet espace, Exécution de la peinture n’était pas dans la même salle que Big-big et Bang-bang #16 alors qu’il serait très intéressant de les montrer ensemble. Par contre, il côtoyait des Matrices et cela soulignait ce même rapport intérieur/extérieur de la forme. De toutes façons, j’ai envie de faire une exposition sur le rose. Celle chez Bouvet-Ladubay s’appelait déjà « Rrose c’est la life » parce que c’était une référence à Duchamp, mais je voudrais maintenant parler du rose qui est aussi très présent chez Philip Guston. Je me disais que j’avais envie de faire des Tablettes roses dans des camaïeux de roses et rouges et je pourrais également présenter Exécution de la peinture et ce Big-big.
Pour revenir à votre question, il n’y a jamais de visage dans ce que vous nommez « autoportraits » parce que je crois qu’il s’agit d’un corps générique- celui dont je parlais à propos de la série des autoportraits « Into abstraction », série pour laquelle j’ai fait des photographies de corps de plusieurs femmes, justement pour les désidentifier. Comme les ambages de la lettre M, c’est un corps commun. C’est celui-là qui m’intéresse. Comme les cagoules chez Guston. Pardon de me référer à lui, ça semble très prétentieux, mais j’ai une admiration immense pour Guston. J’ai même rédigé un petit texte sur ses écrits qui viennent d’être traduits en français. Ce que je trouve fantastique avec ces cagoules et dans la posture de Guston en général, c’est qu’il ne désigne pas un groupe de personnes en disant qu’elles sont mauvaises, méchantes ou racistes, et que ce sont les autres qui sont à montrer du doigt. La cagoule permet de dire que nous faisons tous partie de la mascarade, qu’il s’agit d’un système que nous laissons collectivement advenir. Nous le critiquons mais nous en faisons partie et nous ne devons pas nous le cacher.
Au-delà de ce caractère très politique, le fait qu’il n’y ait pas de visage souligne cette question de la réciprocité et de ce corps commun, cette charnière de la peinture qui est entre vous et moi et qui nous permet de nous identifier à ce que nous voyons. Quand je regarde le portrait de Manet, celui dont nous parlions lors de notre premier entretien, c’est bien sûr un portrait de la peinture, mais c’est aussi Manet. C’est le portrait de la réciprocité entre le peintre et la peinture. Je l’ai encore très bien vu lors de l’exposition « Manet/Degas ». C’est merveilleusement Manet, qui peint toujours ses portraits avec une main bien peinte et l’autre complètement bâclée, il fait cela systématiquement, c’est passionnant, comme pour dire la liberté de la facture, de la pensée, et peut-être pour dire aussi les deux mains qui se rencontrent dans le tableau, celle de l’artiste qui « sait faire » et celle du spectateur qui ne sait pas faire, qui est « amateur ». Mais je pense probablement que ce dont j’avais envie avec cette absence de visage, ce n’est pas d’anonymat, mais de communauté : pouvoir être à la fois le peintre, le tableau et le spectateur. Oui. C’est cela.
O.C. : Oui, d’ailleurs, avec cette forme qui n’a pas de visage, il est impossible de savoir vers où se dirige son regard. On ne sait pas si vous observez le tableau rose situé dans le fond, nous tournant le dos, ou si vous regardez le spectateur, nous faisant face, et donc si vous êtes spectatrice de la peinture ou si vous êtes à l’intérieur. Et j’ai l’impression que cette ambiguïté est palpable dans tous vos autoportraits ou, du moins, qu’elle est présente dans l’ensemble des déplacements que vous faites faire à vos représentations d’un tableau à l’autre. Votre image est devant la peinture dans Exécution de la peinture, elle est sur le point de la pénétrer dans Autoportrait dans l’abstraction 1, elle est à l’intérieur, derrière les mots de la peinture, dans Sleepwalker et elle est comme encerclée par elle dans Autoportrait 1, coincée entre la palette et la toile. Est-ce qu’être artiste c’est occuper simultanément ces deux, voire trois places ? C’est quand même fort d’arriver à le transmettre à la fois dans une composition très travaillée et dans ce simple trait.
A.T. : Oui, totalement. Idéalement. Parce que je m’identifie beaucoup. Je transfère sur la peinture et je reçois le corps du tableau en retour. C’est presque comme en psychanalyse, le transfert et le contre-transfert. Je disais d’ailleurs, dans un entretien donné à la radio il y a très longtemps, que Manet avait inventé le dispositif de la psychanalyse, le champ/contrechamp du cinéma et beaucoup d’autres choses. En tout cas moi, quand je peins, je transfère complètement sur le corps du tableau. Je transfère au point d’avoir des hallucinations quand il est fini, de sentir tout d’un coup un parfum, comme si le tableau était sur son 31, prêt à sortir danser. Donc oui, je crois qu’on peut dire qu’il y a trois endroits : il y a la place du peintre, la place du tableau et la place du spectateur.