Il faudra un jour nous attarder, dans le cadre de notre rubrique « exposer l’exposition », sur les œuvres d’Erik Boulatov représentant des œuvres exposées. Il faudra aussi que nous analysions, pour la rubrique « autoportrait en artiste », ses portraits le mettant en scène en créateur. Mais aujourd’hui, au sein de cette rubrique « peindre la peinture », c’est à son œuvre théorique que nous nous intéressons car, si Boulatov a réfléchi aux conditions de réception des œuvres et à son statut d’artiste, il s’est aussi penché sur les possibilités de son médium à travers un texte nommé Tableau et peinture.
Né en Union soviétique en 1933, Erik Vladimirovitch Boulatov, de son nom complet, est un artiste qui fut pendant longtemps reconnu pour sa seule activité d’illustrateur de livres pour enfants. En effet, après une première exposition fermée par les autorités au bout de 45 minutes en 1965, il continua sa pratique picturale quasi clandestinement jusqu’en 1988, année de ses premières expositions hors de l’URSS. Immigré en France après un passage par les États-Unis, il est désormais représenté par les galeries Arndt (Berlin) et Skopia (Genève) tandis que certaines de ses œuvres sont présentes dans les collections de grands musées (Le Centre Pompidou à Paris).
C’est néanmoins le contexte politique de ses années de formation en tant que peintre qui fait toute la singularité de cette œuvre esthétiquement très reconnaissable. Évoluant dans un environnement où l’image était majoritairement utilisée à des fins de propagande, Boulatov a très vite investi les codes visuels du genre (figurations idéalisées et slogans) pour mieux le subvertir. Plus encore, à l’image de ses tableaux présentant des paysages verdoyants recouverts de l’inscription « ne pas s’appuyer », il a œuvré à souligner la part de fiction inhérente à toute représentation mais aussi la réalité absolue de tous supports aux images. C’est cette tension entre matérialité du support et fiction de l’image, entre tableau et peinture, qu’il explique dans le court essai portant ce titre.
Le tableau
S’ouvrant par la question « Qu’est-ce qu’un tableau ? », Tableau et peinture s’inscrit dans la double tradition développée dans notre article sur la définition du tableau selon Foucault et Greenberg. Pour le peintre russe, c’est avant tout un objet matériel (comme le déclare Foucault) mais son sens réside dans la planéité de sa surface (comme l’affirme Greenberg).
Se concentrant d’abord sur la propriété du tableau d’être une surface plane, Boulatov enrichit la théorie de Greenberg de celle du graphiste et critique d’art moscovite Vladimir Andreevitch Favorsky. Après avoir affirmé que tout en restant plane la surface devient espace dès qu’elle accueille un premier point ou premier trait, il reprend la distinction entre « espace ionique » et « espace dorique » formulée par son compatriote. Ainsi, l’image, qui ne peut se développer que dans une seule direction à partir de sa surface, a la possibilité de se diriger du côté du spectateur (ionique) ou de s’enfoncer dans le tableau (dorique). Pour Boulatov, qui renomme ces espaces « élevé » ou « profond », l’histoire de l’art peut être relue à l’aune de cette distinction. Elle opposerait ainsi Le Greco et Léonard de Vinci, Picasso et Géricault.
S’intéressant ensuite au caractère d’objet du tableau, il explicite une idée esquissée par Foucault à travers son analyse de l’œuvre de Manet. Là où le philosophe soulignait les ressemblances entre certains aspects de la représentation et certaines propriétés du support, Boulatov affirme la nécessité absolue pour le peintre de les prendre en compte pour composer son espace. « Le travail avec le tableau est toujours un dialogue de l’artiste avec la toile » écrit-il. S’inspirant peut-être ici de l’idée duchampienne selon laquelle le regardeur fait le tableau, il va jusqu’à ajouter que « la toile est le co-auteur du peintre ».
Les propriétés de la toile à prendre en compte selon Boulatov ne correspondent pas non plus exactement à celles identifiées consciemment (le cadre, la toile) et inconsciemment (l’entretoise) par Foucault. Alors que le philosophe parle du cadre en termes de limites et de la toile en termes de texture et alors qu’il suggère une notion de centralité en évoquant « les axes du tableau », Boulatov pense le tableau en peintre, c’est-à-dire en termes de rapports. Si l’espace se construit par ses quatre angles, il comporte « un bord et un milieu, un côté gauche et droit, une partie supérieure et inférieure ».
La peinture
Tandis que pour évoquer le tableau Boulatov s’exprimait en artiste, il convoque la figure du spectateur pour amorcer son analyse de la peinture et, alors qu’il avait surtout mentionné des éléments de structure, ce sont les couleurs qu’il met en valeur pour aborder la seconde partie de son essai. C’est que, étant dédiée à la peinture dans sa différence avec le tableau, il y est surtout question de perception. Là où la présence du tableau n’admet aucune contradiction, il faut certaines conditions pour « qu’apparaisse la peinture » selon Boulatov qui cite des conditions internes et externes à la toile.
À l’intérieur, l’apparition de la peinture dépend d’un certain usage des couleurs : même si elles ne doivent pas nécessairement s’opposer de façon violente, il en faut au minimum deux. À l’extérieur, il faut que la toile soit accrochée de façon que le spectateur puisse la voir en entier. Si précises soient ces conditions de composition et d’accrochage de la toile nécessaires à l’apparition de la peinture, Boulatov semble cependant les mentionner surtout pour insister sur la différence entre la peinture et le tableau. La peinture, pour que les couleurs composent une image, doit être perçue comme un ensemble fermé sur lui-même alors qu’un tableau tend à « faire pénétrer le spectateur à l’intérieur ».
Pensant sans doute à sa propre production, Boulatov poursuit en affirmant que le tableau peut contenir de la peinture mais pas uniquement. Il peut comporter des couleurs qui, parce que différentes les unes des autres, forment une image vue à une certaine distance mais il peut également inclure des signes graphiques ou des éléments provenant du réel. C’est en raison de cette définition ouverte du tableau qui l’autorise à inclure du texte dans ses toiles que Boulatov préfère le tableau à la peinture.
Si cet argument semble erroné – les lettres aussi doivent être vues de loin pour former des phrases et faire sens – ce n’est pas par celui-ci que l’essai se termine. À une époque où, Boulatov le rappelle, les artistes rejettent le tableau, il prend sa défense contre la peinture parce qu’il est attaché à sa qualité d’objet. Tirant son sens de sa surface plane, le tableau n’en possède pas moins une matérialité, il occupe une place physique que l’auteur situe précisément. Le tableau est entre lui et un monde extérieur instable : « Il n’y a que le tableau qui peut servir d’appui sûr et c’est pourquoi je me tourne alors vers lui pour essayer de donner une structure au chaos de l’univers qui m’entoure ».
Rédigé par Boulatov en 2007, le texte Tableau et peinture, traduit du russe par Olga Makhroff, a paru en 2008 dans la collection « L’art en écrit » des Éditions Jannink.