Les différentes rubriques de l’onglet « Méta » ont en commun d’explorer des œuvres qui révèlent une réflexion sur l’art dans ses diverses modalités. C’est aussi cette ligne que nous souhaitons désormais explorer au sein de la rubrique « Édition ». Nous nous donnons pour objectif de saisir les réalités de l’art non par le biais d’écrits théoriques mais à travers des œuvres, cette fois littéraires. Pour inaugurer ce nouvel angle, nous avons choisi un livre de Jean-Philippe Toussaint dont le style d’écriture se confond avec son sujet : la création chez Monet ou les ajustements sans fin des Nymphéas.
L’instant précis où Monet entre dans l’atelier ; le livre est petit, voire minuscule. On l’emporte pour passer le temps lors d’un court voyage en TER, RER ou en métro. Dès la première page cependant, ce contexte de lecture semble inapproprié. Le lecteur se trouve face à un beau texte qui mérite un moment paisible à lui consacrer.
L’auteur imagine Monet à l’instant où il entre dans son atelier pour créer son œuvre maîtresse, les Nymphéas. Toussaint se fait narrateur. Il « saisit » Monet au moment précis où, chaque matin, abandonnant ses autres identités, il devient exclusivement peintre. L’atelier, avec ses odeurs, ses toiles et ses outils, l’aide à cette métamorphose. Dès le seuil franchi, chaque jour, Monet cherche la perfection dans des tableaux dont il ne connaît pas encore la destinée. Il trouve cette dernière le jour de l’armistice lorsque son envie de faire don de ses toiles à l’État trouve une réponse enthousiaste en la personne de Clémenceau. Cette fois, l’objectif est clairement posé. L’idéal à atteindre n’est plus la réalisation de chefs-d’œuvre pour eux-mêmes mais celle du chef-d’œuvre de Monet. Il faut poursuivre, augmenter le nombre de tableaux : l’enjeu repousse les limites de la perfection. Le contexte d’exposition devient aussi important que les toiles réalisées qui, chacune, exigent toujours l’inatteignable, cette fois à un corps vieillissant. Monet ne finira pas ses Nymphéas.
Dans cet ouvrage, Toussaint, comme il le dit de Proust qu’il compare à Monet, transforme par les mots « ses sensations et son observation du monde en un corpus immatériel de caractères d’imprimerie » (p. 17) mais il en fait aussi une forme. « Je veux saisir Monet là, » par ce début de phrase qui ouvre chaque paragraphe et se décline ensuite en différentes façons d’écrire « à cet instant précis où il entre dans l’atelier », Toussaint met en valeur la spécificité de la pratique picturale de Monet. C’est par sa construction littéraire qu’il réverbère les tentatives quotidiennes du peintre de saisir la surface de l’eau dans la lumière changeante du jardin de Giverny. Mais plus encore, en revenant chaque fois au même point pour nuancer « Monet entrant dans l’atelier », Toussaint exprime la similarité de leurs démarches. Variations et répétions, l’auteur n’a pas choisi le peintre au hasard, il s’en fait l’écho car sa pratique répond à la sienne et l’on comprend mieux la thèse qui en creux habite son livre. S’il n’est pas possible à Monet d’achever les Nymphéas, c’est parce qu’il est impossible à Toussaint de prétendre saisir entièrement Monet. Il n’y a pas de contours dans l’œuvre de l’écrivain, seulement des touches impressionnistes.
Par la similarité de sa pratique avec celle du grand peintre, il met également en avant le fait que le travail de peintre sur projet ne peut devenir œuvre que si la recherche précédente a été réalisée sans contrainte.
Jean-Philippe Toussaint, L’instant précis où Monet entre dans l’atelier, Les Éditions de Minuit, 2022, 30 pages.
Texte co-écrit avec Orianne Castel.