À la Biennale de Venise 2022, l’une des œuvres les plus belles et tout à fait « hors normes » était La chambre des parents de Diego Marcon, un récit en forme d’opéra chanté par des marionnettes humaines ou des humains grimés (qui sait ?), récit d’un fait divers qui se répète de semaine en semaine de par le monde : un homme tue sa femme et ses enfants avant de se suicider. La neige tombe, un merle siffle.
À la BIM (Biennale de l’Image en Mouvement) 2024 orchestrée par Andrea Bellini et Nora N. Khan au Centre d’art contemporain de Genève (jusqu’au 16 mai 2024), l’une des œuvres les plus belles et tout à fait « hors normes » est La Gola de Diego Marcon, présentée dans le cadre de cette biennale qui explore les multiples liens entre IA, film et vidéo d’art.
En contrepoint à cette virtualité qu’il maîtrise par ailleurs à la perfection, l’artiste présente une double réflexion essentialiste sur le corps : un corps se meurt malgré toute l’attention qui lui est accordée ; pendant ce temps, un autre corps ne pense qu’à manger.
Le corps qui se meurt est celui de la mère de Rossana. Le corps qui ne pense qu’à manger est celui de Gianni. Le film se déroule comme une correspondance en quatre épisodes entre ces deux protagonistes. Alors que Gianni, mannequin animé ou homme grimé en chemise rose prenant le soleil dans une chaise longue, lui parle recettes magiques – ah les délices de l’art culinaire italien, aussi sophistiqué que rural, aussi élaboré que frugal ! – Rossana lui parle des symptômes de sa mère : vomissements, douleurs abdominales, coliques, diarrhées, méléna… Le méléna (c’est ainsi que l’on appelle les selles des patients qui souffrent d’hémorragies digestives) est décrit comme un possible bonbon, un biscuit, une douceur, malgré son odeur fétide. Aux parfums délicieux évoqués par Gianni répondent les odeurs de pourriture – de caca, écrit Rossana en versant quelques larmes – qui émanent du corps mourant.
La quatrième lettre de Gianni décrit un dessert ; la dernière lettre de Rossana parle du départ de la mère. La poésie des pustules, des plis, des humeurs, des excréments, la poésie de la chair qui se meurt est aussi poignante que celle des merveilles que la nature nous offre pour nous nourrir. On reçoit, on mange, on élimine, on s’en va.
La beauté de la vie selon Diego Marcon se niche là, entre la mort très présente et ces infimes détails qui nous lient à la vie : Un regno di sapori concentrati in bellezza e semplicità. La mort est là, non pas qui rôde mais qui trône, reine du monde — mais la vie est plus puissante encore. La vie, matérialisée chez lui par la musique, élément fondamental de ses œuvres, grâce aux compositions de Federico Chiari qui en révèlent l’émotion vitale — dans La Gola, une musique d’orgue majestueuse accompagne et souligne les rituels : manger, mourir. Mangez, ceci est mon corps.
La Gola est une histoire d’amour, un hymne à la vie, à l’esthétique, à la condition humaine – une réflexion philosophique sur la beauté du monde. Une « animation », et l’on pourrait dire de Diego Marcon qu’il est le plus grand marionnettiste du monde des IA, lui qui a cette capacité unique de mettre une telle charge humaine dans ce qui n’est pourtant qu’une marionnette qu’elle en devient humaine, plus qu’humaine même, poignante… La Gola n’est ainsi pas sans évoquer Jenny’s soul, l’un des films de la documentariste Sandra Hoyn : Jenny est indubitablement une poupée mais, après quelques minutes de vidéo, nous savons tous qu’elle a une âme.
La Gola pour conclure ? La vie en somme…
Au fond de la gorge passe la vie.
Si mangia tutta d’un botto La cosa vivace.
(On la mange d’un trait. La chose vivante)