Dans le cadre des Jeux Olympiques 2024 et de la politique culturelle qui y est associée, Art Critique accueille un premier dossier thématique constitué par des chercheurs. Intitulé « Art et/ou sport? », ce dossier coordonné par Christophe Genin (Professeur en Philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Marie-Françoise Lacassagne (Professeure émérite en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université de Bourgogne), Adrien Abline (Docteur en Sciences de l’art et Directeur technique national de la Fédération Française d’Art) et Orianne Castel (Docteur en Philosophie de l’art et Rédactrice en chef d’Art Critique) a pour but d’interroger les relations entre les arts et les sports. Patrice Régnier (Maître de conférence en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives à l’Université Catholique de l’Ouest) analyse aujourd’hui le cas des pratiques équestres.
L’équitation fait partie des activités qui ont traversé l’histoire humaine depuis plusieurs centaines d’années[1]. Les relations anthropo-équines existent depuis le Néolithique et se retrouvent dans de multiples activités mettant en jeu les deux espèces comme l’agriculture, le transport, la guerre, etc.[2] Aujourd’hui, l’équitation est une activité reconnue, présente aux Jeux olympiques sans discontinuer depuis 1912[3], bien que des discussions portent sur la pertinence d’évoquer l’équitation comme un sport, attendu que les cavaliers eux-mêmes considèrent que le sportif, c’est le cheval[4]. De même, on discute aujourd’hui de la pertinence de maintenir cette discipline à haut niveau par respect du bien-être animal[5]. En prenant cette activité en tant qu’objet transhistorique du point de vue du processus de civilisation[6], nous posons la question suivante : les pratiques équestres sont-elles un art ou un sport ? Pour y répondre, nous fonderons notre réflexion sur un ensemble de travaux amorcé en 2002, complété à l’occasion d’une thèse (2014) et dont les réflexions se sont poursuivies au sein d’un livre (2016).
Le raisonnement était fondé sur une étude réalisée en 2002[7]. Nous prenions appui sur la définition des arts de combat d’Audiffren et Crémieux (1996) distinguant arts martiaux et sports de combat en fonction d’éléments différenciants relativement simples : présence/absence d’un terrain et d’un règlement, un ou plusieurs adversaires… Notre proposition visait à placer le regard sur les représentations des acteurs, faisant ainsi des arts et des sports deux idéals-types[8] à chaque pôle d’un continuum de pratiquants se reconnaissant plus ou moins dans l’un ou l’autre de ces pôles. Ici, le point de vue ne se situe plus sur ce que le chercheur définit comme des différences fondées sur des contraintes externes mais plutôt sur la façon dont les pratiquants perçoivent leur activité.
C’est ainsi la concordance entre les représentations sociales individuelles des pratiquants et celles des experts qui permet de se reconnaître dans tel ou tel mode de pratique. Chaque pratiquant peut être situé en fonction de sa perception de sa pratique, en fonction de l’importance qu’il donne respectivement à la compétition et la technique.
L’enquête équestre soutenue en 2014 avait commencé par une comparaison entre les pratiques de combat et les pratiques équestres en posant la question suivante : l’équitation est-elle un art martial ? Les premières expériences de cavalier de l’enquêteur, absolument novice en la matière, avaient permis de constater que les compétences antérieures développées dans les arts martiaux pratiqués depuis l’enfance avaient permis l’adaptation à l’équitation et engagé la réflexion. L’étude socio-historique de l’activité nous enseigne que les techniques équestres sont directement issues de la guerre et que l’appel des guerriers à la Cour du Roi durant la Renaissance impulse la gestion de l’étiquette, participant de l’euphémisation des mœurs, ainsi que la modification des relations. Ces dernières, moins belliqueuses, passent par « l’artification » des techniques équestres qui tendent à perdre de leur efficacité réelle pour aller vers des formes plus élaborées, comme en témoignent les traités d’équitation au fil de leur évolution[9]. Dès lors, l’équitation oscille entre une pratique de combat et une pratique artistique jusqu’au XIXe siècle, où le cirque deviendra le refuge de l’art équestre tandis qu’une version plus « pratique » est réservée à l’armée, en particulier à Saumur[10]. Cette divergence de point de vue est symbolisée par l’opposition qui se construit autour du Comte Antoine Cartier d’Aure pour l’armée et de François Baucher pour le cirque, tandis que le loisir se développe auprès des bourgeois qui se piquent de balades au bois[11]. La diffusion de la selle anglaise a en effet rendu plus accessible l’équitation : jusqu’alors, monter à cheval supposait de maîtriser le trot et le galop assis, tandis que la selle anglaise permet le trot enlevé. L’enquête par participation observante a montré la complexité des techniques assises par rapport au trot enlevé, enseigné dès la première séance d’équitation de nos jours encore.
L’équitation se transforme en sport avec la « modernité industrielle » et la constitution d’une dimension internationale et institutionnalisée des pratiques physiques[12]. La sortie progressive des milieux militaires (tant des dimensions compétitives que d’encadrement) est corrélative d’une forte intégration des populations féminines[13] dans les pratiques équestres. On le constate au fil de ces éléments, la dimension sportive semble côtoyer une dimension plus artistique présente depuis la curialisation des guerriers au XVIe siècle ressemblant fort en cela aux pratiques de combat d’Europe et d’Asie. Par exemple, la pratique du dressage est à la fois compétitive, où la qualité du résultat dépend de l’invisibilisation du corps cavalier, et également artistique (au sens d’art et d’artisanat), car il suppose une dimension technique maîtrisée au plus haut degré. C’est l’orientation du pratiquant qui tend à donner la couleur de la pratique. De même, la relation aux auteurs et pratiquants de référence donne en équitation comme dans les arts martiaux une dimension supplémentaire aux savoirs enseignés (François Baucher en équitation ou Bruce Lee en Kung-fu).
La méthodologie de l’étude de notre thèse est constituée de deux grandes parties. La première, consistant à participer aux cours d’équitation de quatre centres équestres différents (classique, compétitif ou non, « éthologique ») durant trois ans, a fait l’objet de la rédaction de carnets ethnographiques basés sur une observation participante associée à une participation observante[14] autorisant une ethnologie énactive[15]. La seconde partie a consisté à confronter cette « expérience par corps » aux vécus de cinquante professionnels de divers milieux équestres interviewés parallèlement à l’enquête in situ. Ces rencontres et pratiques variées ont permis de répondre à la question de départ : l’équitation peut bel et bien être perçue comme un art martial au sens où les dimensions sportives et artistiques coexistent. Ainsi, le continuum de pratiques que nous avions constitué à l’origine pour les pratiques de combat s’applique tout à fait aux activités équestres. Les représentations des moniteurs et autres professionnels de l’équitation démontrent que les propositions s’étendent bien d’un pôle « arts équestres » à un pôle « sports équestres » selon que les attendus s’orientent plutôt vers la compétition ou plutôt vers la maîtrise technique. L’enquête, en passant par plusieurs centres équestres, conduit à constater que la persévérance dans la pratique va dépendre de l’adéquation entre les objectifs du lieu de pratique et ceux que se donne le pratiquant selon ces deux pôles.
Plus encore, l’enquête a permis de mettre au jour des éléments facilitant la compréhension des milieux équestres. En effet, il est apparu lors de cette étude que l’importance peut être accordée en réalité à trois pôles : le versant sportif, relié à une dimension compétitive de victoire et à la réussite démontrée aux yeux des autres ; puis le versant artistique, relié à une dimension de maîtrise technique et à la réussite à ses propres yeux ; et enfin une dynamique relationnelle, liée aux liens entretenus avec les autres cavalières ou cavaliers, les chevaux ou la nature (pour les pratiquants de tourisme équestre, par exemple). Nous entrons dès lors dans une représentation tri-dimensionnelle des pratiques équestres qui positionne chaque actrice et acteur selon ses propres représentations et valeurs, qu’elles penchent plus vers une dimension, deux ou les trois.
En conclusion, la réponse à la question que nous posons ici – équitation : art et/ou sport ? – reçoit une réponse ambivalente. Elle est art et sport, car les deux représentations coexistent dans le champ des possibles éthiques et pratiques. Elle est, aussi, bien souvent art et sport car, même s’ils existent, les pratiquants dirigés uniquement vers la victoire et ceux dirigés uniquement vers la technique restent in fine peu nombreux. En outre, l’activité des J.O. qu’est le dressage pourrait représenter l’union de « sport » et « art ». Elle est aussi art ou sport selon les représentations des pratiquants, qu’ils s’intéressent à la victoire compétitive ou à la dimension d’art (au sens à la fois artistique et artisanal). Elle revêt également une dimension relationnelle qu’il convient de prendre en compte. Enfin, les personnes uniquement intéressées par la relation anthropo-équine peuvent ne pas se trouver pratiquants d’équitation. Il existe des compétiteurs pour qui seule cette dimension a de l’intérêt. Il existe des artistes pour qui il n’y a que la maîtrise technique qui mérite de s’entraîner. Les relations sociales entretenues avec les chevaux peuvent exister (ou perdurer) en dehors de toute dimension de monte, ce que l’enquêteur a pu constater par l’observation et le vécu expérientiel. Mais, si les cas particuliers évoqués ici existent, ils sont néanmoins rares, et les pratiquants se retrouvent majoritairement dans deux, voire dans trois dimensions de pratique. L’art participe de la performance, et l’un et l’autre ne peuvent que difficilement se passer d’une relation sociale. Ce sont in fine avant tout les représentations sociales qui entrent en concurrence et participent des définitions des pratiques équestres. Les objectifs que les pratiquants attribuent à leur activité lui donnent ainsi sa coloration, sportive, artistique ou les deux.
[1] Roche, 2008, 2011 ; Vigarello, 2002.
[2] Digard, 2007.
[3] https://olympics.com/en/sports/equestrian/ , consulté le 11/03/24.
[4] Le Mancq, 2008.
[5] https://www.leslignesbougent.org/petitions/n-a-3440/, consulté le 22/02/24.
[6] Elias, 1973.
[7] Régnier, Héas, Bodin.
[8] Weber, 1992.
[9] Lagoutte, 1979.
[10] Le cadre noir est aujourd’hui la vitrine de l’équitation de tradition française, inscrite au patrimoine immatériel de l’Unesco depuis 2011 (https://www.unesco.org/archives/multimedia/document-2227, consulté le 11/04/24).
[11] Bouchet, 1993.
[12] Elias et Dunning, 1986.
[13] Tourre-Malen, 2006.
[14] Vanpoulle, 2011.
[15] Wacquant, 2015.
Bibliographie
Audiffren, Michel et Crémieux, Jacques, « Arts martiaux, arts de défense ou arts de combat ? » In Kerlirzin, Yann et Fouquet, Gilles (Eds.), Arts martiaux, sports de combat, Paris, INSEP publications, 1996, p. 61 – 66.
Bouchet, Ghislaine, Le cheval à Paris de 1850 à 1914, Mémoires et documents de l’École des Chartes, n° 37, Genève/Paris, Librairie Droz, 1993.
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Régnier, Patrice, Héas, Stéphane, Bodin, Dominique, « Contribution à une compréhension ethnosociologique des arts et des sports de combat », In 7° Journées de Réflexions et de Recherches sur les Sports de Combat et les Arts Martiaux, Toulon-La Garde, 2002.
Régnier, Patrice, Devenir cavalier : une expérience d’apprentissage par corps. Essai de socio-anthropo-zoologie des pratiques et techniques équestres, Thèse dirigée par Stéphane Héas et Michel Calmet, université de Rennes 2, 2014.
Régnier, Patrice, Dans la peau d’un cavalier. Un acteur communicationnel par excellence ?, Paris, L’Harmattan (collection Des Hauts et débats), 2016.
Roche, Daniel, La Culture équestre occidentale, XVIe-XIXe siècles, L’ombre du cheval : tome I, Le cheval moteur, Essai sur l’utilité équestre, Paris, Fayard, 2008.
Roche, Daniel, La gloire et la puissance. Histoire de la culture équestre, XVIe-XIXe siècles, Paris, Fayard, 2011.
Tourre-Malen, Catherine, Femmes à cheval, Paris, Belin, 2006.
Vanpoulle, Yannick, Épistémologie du corps en STAPS, vers un nouveau paradigme, Paris, L’Harmattan, 2011.
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