Adaptation d’un roman gothique de Henry James à l’ère du tout technologique, La Bête est une confrontation entre la froideur de l’intelligence réduite à elle-même et les dangereux élans du romantisme, via un habile mélange de genres et de références. En outre, cette Bête éclaire une œuvre riche à laquelle la Cinémathèque française consacre actuellement une rétrospective.
Dans un futur très proche, le monde est contrôlé par des intelligences artificielles. Paris se présente comme une ville postapocalyptique, bien qu’esthétiquement intacte, traversée par de rares passants et de placides animaux sauvages. Gabrielle, sous les traits de Léa Seydoux, se livre à un traitement destiné à libérer l’humain de ses émotions proprement humaines, considérées comme une pollution tapie dans le patrimoine génétique. Ce processus implique de plonger dans ses vies antérieures, au sens littéral du verbe, le corps du patient étant à moitié immergé, présentant ainsi Gabrielle comme une Ophélie hi-tech. Le motif préraphaélite revient d’ailleurs hanter la jeune femme, lorsqu’elle revit ses existences passées dans le Paris de la Belle Époque et le Los Angeles du début des années 2010.
S’il se base sur « La Bête dans la jungle », de Henry James, Bertrand Bonello ne fait pas apparaître la jungle dans le titre du film. Il la représente cependant dès l’ouverture sous une forme puissamment verte et entêtante, celle d’un plateau de tournage monochrome. Dans ce hors-lieu à la limite de l’absurde, les comédiens composent avec un décor qui n’est pas encore formé, mais dont ils doivent déjà imaginer toutes les contraintes. Passée cette introduction, le film évolue dans plusieurs espaces-temps aux limites et aux réalités incertaines, et se présente ainsi comme une jungle métaphysique dans laquelle se tapit une bête qui l’est tout autant.
Monstre d’esprit et monstre de chair
Comme chez Henry James, la bête est le danger qui sourd, en soi et en dehors. La bête, c’est la menace, la rupture de l’équilibre, la chance de « vivre quelque chose de fort », comme le revendique Gabrielle, et peut-être d’en mourir. Ce romantisme est opposé à la sagesse froide de l’intelligence artificielle, promue comme le modèle à suivre, selon un néobouddhisme techno menant à une rigoureuse ataraxie. Le dispositif utilisé pour atteindre ce Nirvana n’est pas sans rappeler les robots humains que Chris Cunningham avait créés pour le vidéoclip de Björk, All is full of love, en 1997. Il s’agissait cependant d’un mouvement inverse d’humanisation de la machine par l’implémentation – ou l’apparition fortuite – d’émotions amoureuses, une vision influencée par un anthropocentrisme optimiste qui commence à prendre quelques rides. On note, en tout cas, que le cinéaste et le vidéaste portent un intérêt commun à l’humain en tant qu’objet plus ou moins synthétique, sexué et parfois monstrueux, à travers notamment la poupée jouet, la poupée humaine, l’humanoïde…
La Bête n’est d’ailleurs pas seulement une métaphore, dans le film. Usant du physique singulier de l’acteur George MacKay, son visage taillé à la serpe et son corps puissant, Bonello compose un personnage romantique possédé et inquiétant, que l’on pourrait autant croiser dans la littérature gothique que dans une photo d’Arbus, un tableau de Bacon ou de Spilliaert. Cette bête, qui mêle le sexe à l’onirisme, complète et approfondit l’œuvre d’un réalisateur qui a brûlé une sainte présentée comme idole dorée (Nocturama), adapté le mythe de Tirésias (Tiresia), sublimé ou mutilé les poupées sexuelles du bordel 1900 (L’Apollonide), ou encore exploré la libido de l’artiste-monstre (Saint Laurent, Le Pornographe).
Un cinéma composite
En guise de décor pour une rencontre amoureuse bancale et effrayante, Bertrand Bonello offre dans la partie américaine de La Bête un dispositif particulièrement captivant, c’est le cas de le dire. La maison angeline, où Gabrielle est surveillée, filmée, épiée de toute part, est un endroit qui attire le danger, en dépit de sa nature même d’observatoire panoramique et de son appareillage de surveillance. Le spectateur quitte ce panoptique sur une image étonnante, celle d’un corps dans une piscine. C’est l’ouverture de Sunset Boulevard dans une version froide et figée qui rappelle autant une photo d’Erwin Olaf qu’un « game over » des jeux de plateforme.
Accompagnant la sortie nationale de La Bête, la Cinémathèque française propose jusqu’au 9 mars une rétrospective Bertrand Bonello, regroupant notamment les longs-métrages cités plus haut. C’est aussi l’occasion de revoir son court métrage dédié à Cindy Sherman, Cindy : The Doll Is Mine. Cette plongée dans l’univers du réalisateur vient souligner à quel point La Bête, pourvue de quelques accents lynchéens, de boucles temporelles à la Scola et d’un luxe de références artistiques et esthétiques, est surtout une belle synthèse de l’œuvre « bonellienne », une œuvre monstre.