Into abstraction : Agnès Thurnauer

Into abstraction : Agnès Thurnauer
Vue d’atelier. Autoportrait (into abstraction) #1 (2012) d'Agnès Thurnauer. Courtesy de l’artiste et de la galerie Michel Rein.
Méta  -   Autoportrait en artiste

Agnès Thurnauer est une artiste contemporaine franco-suisse dont le travail pictural se confronte sans cesse à la question de la représentation, celle portée par la peinture bien sûr mais aussi celle façonnée par le langage, domaine où récit et assignation se confondent parfois. Pour cette peintre conceptuelle, la façon de rendre quelque chose présent à quelqu’un est donc un enjeu politique autant qu’une question picturale. C’est la raison pour laquelle nous menons avec elle une série d’entretiens pour notre rubrique « autoportrait en artiste » qui vise à saisir les figures de l’artiste que dessinent les autoportraits d’artistes bien réels. Nous abordons aujourd’hui le premier tableau de sa série « Into Abstraction ».

Orianne Castel : Lors de notre dernier entretien, vous aviez évoqué le focus réalisé sur le mot abstraction dans votre tableau nommé Sleepwalker. Je souhaiterais prolonger aujourd’hui cette réflexion sur l’abstraction en abordant votre tableau Autoportrait (into abstraction) #1 (2012). On y voit une femme nue dont le poing s’élance contre ce qui semble être un tableau abstrait. Cette pièce m’interroge beaucoup sur la façon dont vous pensez la représentation et l’abstraction parce que le titre de ce tableau, contrairement à d’autres cités précédemment, comporte le mot « autoportrait ». Or, la femme qui y est figurée est blonde. Comme vous êtes plutôt brune, nous ne sommes pas du côté d’une représentation fidèle de la réalité. Et par ailleurs, le geste que fait cette femme, celui de frapper en direction de ce morceau de toile abstraite, révèle au spectateur la ressemblance entre les formes de ce tableau et celles d’une vitre sur le point de se briser. Donc, vous nous présentez, d’une part une femme qui ne vous ressemble pas sous le titre d’autoportrait, et, d’autre part un tableau-fenêtre abstrait alors même que la fenêtre est associée pour les Occidentaux à la figuration (avec la fenêtre ouverte sur le monde d’Alberti, etc.). Que nous dit ce tableau de l’abstraction, de la figuration et surtout de votre rôle en tant qu’artiste du XXIe siècle faisant face à ces mouvements qui ont structuré l’histoire de l’art ?

Agnès Thurnauer : Ce tableau fait partie d’une série que j’ai rebaptisée Into Abstraction. J’ai donc enlevé le terme « Autoportrait », mais nous pouvons en parler parce que tous les tableaux de cet ensemble sont effectivement des autoportraits. Ce sont des tableaux qui explorent cette identification du corps de l’artiste à la peinture, au corps de la peinture. Il s’agit d’une série de dessins sur toile que j’ai réalisés à partir de petites photographies que j’avais faites en 1997 et 1998. À l’époque on me disait que je faisais de la peinture abstraite et cette qualification ne me convenait déjà pas. J’ai fait ces photos pour contrer cette assignation. Je me demandais pourquoi on continuait à utiliser ces classifications si réductrices et surtout sans pertinence de mon point de vue au regard du champ de la peinture. J’aimais beaucoup le travail de Martin Barré et en particulier sa période des peintures à la bombe pour lesquelles il travaille la surface de ses toiles avec des gestes extrêmement performatifs. Ces peintures au spray sont pour moi les plus importantes de la deuxième moitié du XXᵉ siècle en France parce qu’elles disent à quel point le geste est politique dans l’espace du tableau. Cet aspect est matérialisé par l’usage de la bombe qui est le résultat d’un déplacement de l’espace urbain à l’espace du tableau. Cela n’a rien d’abstrait pour moi, ou alors tout tableau l’est !

Pour en revenir à la série Into Abstraction, j’ai donc par réaction à cette classification abstrait /figuratif, fait des photographies du corps devant la peinture, dans la peinture, en train de travailler. Je voulais montrer que toute peinture même qualifiée d’abstraite naît de gestes physiques et incarnés. J’ai utilisé mon corps et celui d’autres femmes, des amies à qui je proposais de venir interagir avec mes tableaux. Au départ, je regardais et, petit à petit, je me suis mise à prendre des photos, énormément de photos. Je cherchais quelque chose mais c’était intuitif, je ne savais pas encore ce que je ferais de ces images. Mais c’est très intéressant parce que j’ai saisi là quelque chose qu’on voyait peu à l’époque, ni dans la performance, ni dans la danse et encore moins dans la peinture. J’ai saisi un corps féminin à l’oeuvre, qui n’est pas celui auquel nous a habitués l’histoire de la peinture. Ce n’est pas le corps du modèle, c’est un corps auteur qui agit et interfère avec cet espace de la création soi-disant abstrait.

C’est aussi un corps collectif car c’est effectivement moi, la peintre, mais ça peut être d’autres corps. C’est en réalité un corps générique et je trouve très intéressant, rétrospectivement, d’avoir fait ce projet avec plusieurs personnes. Il y a des corps blonds, roux, corpulents, minces. C’est presque du morphing à la manière de Matisse quand il photographiait tous les états du corps en mouvement. Ici c’est le morphing d’une identité, d’une responsabilité, celle du corps au travail dans la peinture.

De toute façon, toute peinture est abstraite, même Sleepwalker dont on parlait dans notre précédent entretien, est une peinture abstraite. Représenter ce corps dans la lumière de la lune au sein de l’atelier, ça évoque des choses sensibles, mais c’est totalement abstrait.

À l’époque où j’ai pris ces photographies, j’étais en train de faire un tableau avec des grandes surfaces de papiers griffonnés que je collais sur la toile. J’avais commencé à pervertir la pureté de l’espace pictural avec des inscriptions, des collages, etc. Par ailleurs, quand nous avons fait cette série d’images, je voulais travailler avec des éléments de couleurs et dans ce but j’avais apporté à l’atelier beaucoup de vêtements colorés. Il s’agissait d’avoir à disposition des morceaux de couleurs, des attributs comme dans la peinture classique religieuse, et j’avais donc sous la main ce pull rouge et ces gants noirs dont nous nous sommes servies.

Ce qui s’est performé à ce moment-là est magique. Il y avait cette amie qui portait ces longs gants et ce grand tableau avec ce périmètre éclaté, comme un lieu d’effraction. Et j’ai proposé de faire ce geste de coup de poing dans cette direction, comme pour faire voler en éclats des carcans, pour exploser ces catégories « abstrait » / « figuratif » et faire vaciller aussi, sûrement, toute une histoire de l’art masculine qui revendique l’hégémonie de la peinture par un geste qui serait le leur. Il faut savoir qu’à cette époque, Hantaï, que je connaissais bien, m’avait dit, à moi qui étais une jeune peintre : « De toute façon, il y a Pollock et le dripping, Matisse et le ciseau, et moi et le pliage ».

La mise en scène improvisée de ce geste m’a complètement dépassée et je trouve ça très beau. « Comment donner au corps de l’autre la capacité de dire quelque chose qui nous traverse ? », c’est ce qui s’est joué à ce moment-là et c’est ce qui se joue toujours dans la réflexivité de la peinture.

Ce que dit cette photographie, que j’ai ensuite travaillée au crayon, est que je crée avec mon corps et que je ne peux ni ne veux rester cantonnée dans ces carcans. Elle dit qu’il m’est impossible d’y souscrire et que je vais proposer quelque chose de différent. Quand j’ai découvert cette photographie- et les autres de cette série- j’ai mesuré leur force, leur puissance. Avec mes amies artistes, on a été sidérées de voir ce que ces images disaient. Je parlais tout à l’heure de la danse ; il y avait peu de photographies de danse contemporaine à cette époque. Il y avait bien sûr celles d’Anna Halprin qui faisait des choses absolument fantastiques comme de danser nue dans l’architecture de la ville. Mais je crois qu’il y avait quelque chose de très singulier, de très nouveau en tout cas, dans ces photographies sur le corps auteur et la peinture.

Puis ces images sont entrées dans la jachère de l’atelier et, à un moment, presque quinze ans plus tard, j’ai eu envie de les peindre. Comme il y en avait beaucoup, j’ai commencé par en choisir quelques-unes. Ensuite, j’ai eu l’intuition de les traiter plutôt au crayon de couleur sur toile. C’était une démarche assez peu orthodoxe parce que j’ai choisi de la toile blanche préparée, c’est-à-dire particulièrement hermétique. Le pigment du crayon de couleur étant ténu, il a fallu effectuer énormément de passages sur la toile pour faire monter la couleur mais ce corps à corps m’a beaucoup plu. J’avais littéralement l’impression de nager dans ces formats qui font deux mètres de haut parce que je voulais toujours effectuer le geste du bras dans le même sens que la courbe du corps ; aussi je travaillais parfois la tête en bas, parfois dans le même sens que l’espace que je voulais représenter.

Réaliser le tableau Autoportrait (into abstraction) #2 (2013), celui qui est posé à même le sol dans la photographie, a consisté en une immersion totale. Retranscrire l’intensité du rouge de ce pull au crayon de couleur a été un très long travail. Il fallait aussi saisir le contraste entre l’affirmation de ce rouge et la subtilité de la chair. Il y a plusieurs tableaux de cette série issus de ce même moment de prises de vues où le corps semble sortir d’un espace qui est comme un sexe féminin. Le pull rouge devient une orée, une origine. En fait, ce tableau, c’est vraiment une origine du monde. C’est le corps de la peinture qui se donne naissance à lui-même, ou bien la peinture qui met au monde la peintre. Je pense que j’exprime aussi ce sentiment profond que le corps du tableau et mon corps sont, dans le temps du travail, en totale continuité et réciprocité.

 

Vue d’atelier avec Autoportrait (into abstraction) #1 (2012) et Autoportrait (into abstraction) #2 (2013) (195x130cm chaque) d’Agnès Thurnauer. Courtesy de l’artiste et de la galerie Michel Rein.