Agnès Thurnauer est une artiste contemporaine franco-suisse dont le travail pictural se confronte sans cesse à la question de la représentation, celle portée par la peinture bien sûr mais aussi celle façonnée par le langage, domaine où récit et assignation se confondent parfois. Pour cette peintre conceptuelle, la façon de rendre quelque chose présent à quelqu’un est donc un enjeu politique autant qu’une question picturale. C’est la raison pour laquelle nous menons avec elle une série d’entretiens pour notre rubrique « autoportrait en artiste » qui vise à saisir les figures de l’artiste que dessinent les autoportraits d’artistes bien réels. Nous abordons aujourd’hui son tableau Sleepwalker.
Orianne Castel : Après Autoportrait #1 et Exécution de la peinture, j’aimerais aujourd’hui que nous abordions votre tableau intitulé Sleepwalker dont la composition ressemble, par certains aspects, à celle d’Exécution de la peinture. Dans ce tableau, il y a deux motifs : vous et des mots. Ce qui me frappe, par rapport à la toile précédente dans laquelle il y avait déjà des lettres, c’est que vous êtes passée de l’autre côté. Il y a maintenant entre le spectateur et votre représentation une barrière de mots que vous avez choisis. Ce sont des mots qui ont tous un lien avec l’univers de la peinture (académisme, esquisses, valeur, gouache, repentir, etc.) et, par ailleurs, certains sont immédiatement lisibles car peints à l’endroit quand d’autres apparaissent surtout comme des formes car vous les avez peints à l’envers. Ma première question est la suivante : que signifie ce déplacement de votre représentation derrière ce rideau de « formes-sens », qu’est-ce qu’il nous dit de l’artiste que vous êtes ?
Agnès Thurnauer : Le tableau Sleepwalker, somnambule en français, mesure deux mètres par trois. Comme celui que nous évoquions dans notre précédent entretien, c’est un très grand tableau. C’est une peinture que j’ai faite bien avant mon exposition au musée Matisse de Nice mais sa composition fait déjà référence à Matisse et plus spécifiquement à son œuvre L’Atelier rouge. Quand on regarde les « coutures » formées par les zones qui ont une couleur mastic, on peut voir qu’il y a au premier plan une assiette, un pot avec des capucines et au second plan des tableaux posés contre les murs, exactement comme dans L’Atelier rouge de Matisse.
Le titre Sleepwalker renvoie à l’idée de la peinture somnambule, c’est-à-dire au fait d’être à l’atelier la nuit, de venir à l’atelier le soir et de le regarder à la lumière de la lune. C’est presque une expérience de l’ordre de la solarisation. Ce tableau fait partie de ma série des peintures d’histoire pour lesquelles je peins d’abord le texte sur toute la toile en all over et où je viens ensuite peindre la figure en promenant mon pinceau entre les lettres. Il me semble que ce tableau est venu après Exécution de la peinture ; il correspond à une autre façon de figurer l’artiste dans l’atelier. Il s’agit ici de montrer le rapport à l’espace du corps qui infuse dans le silence de l’atelier la nuit. C’est le corps du peintre qui rêve la nuit à ses tableaux parce que, lorsque je rentre à la maison le soir, j’emporte l’espace de l’atelier dans mon corps et sans doute que la nuit je continue à travailler, à rêver à mes tableaux.
C’est donc une représentation onirique du corps constamment engagé dans la poursuite de la peinture et du lien quasi amoureux qui existe entre le corps et l’espace de l’atelier. Personnellement, quand je n’y suis pas pendant longtemps, je me sens comme un poisson hors de l’eau. Ce tableau représente cet appel de l’atelier qui reste là, la nuit, toujours dans ce flottement fait du langage de la peinture. J’ai choisi de prendre une liste de mots qui appartiennent au lexique de la peinture et qui tous ont à voir avec la question de la représentation. Le corps est donc pris dans l’espace de l’atelier et dans l’espace du langage. Il baigne dans les mots qui vont constituer le travail, qui vont permettre d’actionner, de mettre en route, de mettre en œuvre la représentation.
Je ne sais pas combien de fois ce tableau a changé de monochromie mais j’ai mis extrêmement longtemps à trouver la couleur. Ça a représenté un travail immense car il a fallu, à chaque fois, repeindre entre chaque lettre jusqu’à ce que je trouve cette couleur mastic. Elle est fabuleuse parce que le corps ne contraste pas avec l’espace. Il est vraiment pris dans l’espace, baigné dans cette lumière de lune dont je parlais tout à l’heure. Concernant les mots, comme la liste que j’avais établie n’étant pas assez longue pour couvrir toute la surface, je l’ai dupliquée. C’est ce qui fait qu’à la charnière les mots s’inversent. Ça me fait à nouveau penser à la très belle sculpture de Richter avec ses ponts qui s’inversent autour d’une cheville centrale et, bien sûr, ça m’évoque la question de la réflexivité de l’espace pictural chez Manet dont nous avons également déjà parlé.
Mes lettres peintes à l’envers viennent rejouer cette interrogation que j’ai depuis très longtemps, depuis 1995 quand, dans mon premier atelier, je peignais les formes des Big-big et Bang-bang sur de la toile non tendue que je peignais parfois des deux côtés. Déjà à cette époque, je me disais que, dans l’espace pictural, il y a « ce qui va vers » et « ce qui vient de ». Il y a toujours une porosité et la profondeur n’est pas unilatérale, elle est réflexive. C’est ce qu’incarnent ces mots peints à l’envers, ce rideau de formes-sens. Par ailleurs, j’étais, à cette époque, travaillée par la question de la lettre et surtout de l’espace à l’intérieur de la lettre. Je pense que ce tableau annonce les moules de lettres des Matrices, c’est-à-dire qu’il annonce ma réflexion sur comment faire sortir le langage du tableau pour arriver à l’expérimenter avec le corps, en trois dimensions.
O.C. : Ma deuxième question introduit le tableau Autoportrait dans l’abstraction 1 que nous aborderons lors de notre prochain entretien. Elle porte sur le mot « abstraction » qui est le premier mot de la liste peinte par ordre alphabétique sur la surface de la toile. Pourquoi ce mot est-il d’une couleur différente des autres ?
A.T. : Je n’ai absolument aucune réponse. Je pense que c’est une petite boutade parce que je m’amuse toujours de cette vieille dichotomie entre abstraction et figuration. Il me semble, par exemple, qu’avec ce tableau on a vraiment un corps mais qu’en même temps c’est complètement abstrait. Je pense, j’en suis même sûre, que c’est une boutade. C’est également une façon de faire une petite fenêtre, comme un spotlight sur ce terme-là. C’est ironique.