Agnès Thurnauer est une artiste contemporaine franco-suisse dont le travail pictural se confronte sans cesse à la question de la représentation, celle portée par la peinture bien sûr mais aussi celle façonnée par le langage, domaine où récit et assignation se confondent parfois. Pour cette peintre conceptuelle, la façon de rendre quelque chose présent à quelqu’un est donc un enjeu politique autant qu’une question picturale. C’est la raison pour laquelle nous menons avec elle une série d’entretiens pour notre rubrique « autoportrait en artiste » qui vise à saisir les figures de l’artiste que dessinent les autoportraits d’artistes bien réels. Nous abordons aujourd’hui son tableau Exécution de la peinture.
Orianne Castel : Dans la suite de notre premier entretien, j’aimerais évoquer un de vos autoportraits dans lequel la référence à Manet est explicite. Il s’agit d’Exécution de la peinture dans lequel vous faites face à Suzon, le modèle peint par Manet dans Un bar aux Folies Bergère. C’est très intéressant parce que vous vous êtes représentée de dos et Suzon semble vous regarder pendant que vous la peignez. Qu’est-ce que signifie cet échange de regards entre votre image et ce personnage de l’histoire de l’art ?
Agnès Thurnauer : Exécution de la peinture est un tableau que j’aime énormément. Il me semble très intime alors qu’il fait deux mètres par trois. C’est un grand tableau qui a été compliqué à achever. Qu’est-ce que signifie cet échange de regards ? C’est l’intimité de la peinture en train de se faire. J’ai essayé de représenter l’exécution de la peinture. C’est le juste titre pour ce tableau parce qu’il y a deux types d’exécution en jeu, l’exécution créative qui est cette lente élaboration du tableau et l’exécution qui exécute, celle des photographes dont les objectifs sont braqués sur la peintre et qui, pour leur part, incarneraient plutôt Thanatos dans le couple formé par Éros et Thanatos.
Ce qui m’émeut beaucoup, c’est que je crois être parvenue à représenter la peinture en train de se faire. Je n’ai jamais peint comme ça. Le visage de Suzon est très délicat et je crois que je suis arrivée à capter cette perdition, cette pensée flottante, mais qu’en même temps, elle est adressée à moi. Nous sommes en train d’échanger, la peinture et moi, parce que Suzon, à mes yeux, incarne la peinture. Toutes les grandes figures de Manet ne sont pas seulement des femmes, elles sont la peinture. C’est ce qui est extraordinaire chez lui et c’est la raison pour laquelle je dis toujours que Manet était le premier grand peintre féministe. À travers ces femmes peintes, il représente l’altérité de la peinture. Elles sont la figure de la conversation avec la peinture en train de se faire, surtout quand il peint Berthe Morisot qui n’était pas seulement son modèle mais aussi une peintre.
Dans ce tableau, effectivement, je me suis peinte moi-même et je me suis peinte nue. Ce n’était pas une volonté exhibitionniste mais je ne voulais pas être représentée dans une typologie de vêtements qui aurait raconté sa propre histoire, sans lien avec ce qui se joue ici. Ce qui se passe dans ce tableau est crucial, je ne voulais pas ajouter des choses qui nous auraient distraits. Par ailleurs, le temps de l’exécution de la peinture est un moment de très grande nudité psychique. Quel que soit le type de représentation que j’exécute, je me livre entièrement dans le travail de peinture. Je suis engagée avec mon corps qui, j’y insiste, porte en lui une pensée. Je ne conçois pas l’humain avec la pensée d’un côté et le corps de l’autre. Ce tableau traduit l’archaïsme de ce corps du peintre qui se livre à la quête de la représentation, il représente la nudité dans cette conversation avec la figure en train de naître et dont on ne sait pas à l’avance combien de temps elle va prendre.
C’est ce moment d’intimité entre le ou la peintre et la peinture que j’ai voulu peindre. J’ai trouvé beau que la peinture soit habillée et moi dévêtue parce que ça signifiait aussi le rapport d’humilité propre au travail de peintre, et particulièrement présent dans des tableaux comme celui-ci. Dans ces cas-là, il y a une obligation à sacrifier des choses qui fonctionnent mais qui nous empêchent d’aller au cœur du tableau, d’atteindre l’essentiel. Qu’est-ce que cette suite de gestes qu’on effectue pour arriver à la représentation qu’on poursuit ? Nous sommes comme Achab avec la baleine blanche. Nous sommes chevillés à cette représentation que l’on cherche.
Dans ce tableau, autour de l’échange de regards, de la conversation engagée entre la peinture et la peintre, il y a des photographes. Pour moi, ils ne captent pas du tout le moment. Quand on regarde le tableau de près, on peut voir qu’ils ne sont pas en train de photographier la peintre. Leurs objectifs sont dirigés ailleurs. Ils sont là, ils essayent de capturer quelque chose mais ils sont dans une temporalité qui est complètement différente de la temporalité au long cours de la peinture. La photographie est une obturation instantanée.
Avec cette scène, une technique s’est imposée à moi. J’ai peint les photographes à la brosse sèche, sans eau, je les ai peints avec la rudesse de cet outil et, à l’opposé, j’ai peint les figures centrales d’une façon beaucoup plus délicate, avec un pinceau en poil de martre !
Par ailleurs, ce qui est intéressant pour moi dans ce tableau, ce qui en fait un tableau très important dans mon parcours, c’est qu’il y a le début des lettres en réserve que j’ai exploitées de diverses manières par la suite. Il y a déjà tout ce langage ; il est en vrac parce qu’il ne compose pas de mots mais il est là. La scène se déroule sur fond de langage et ce sont des lettres réalisées au pochoir c’est-à-dire que ce sont des lettres en creux, celles qui me mèneront plus tard aux sculptures Matrices et à la question des moules de lettres. Ce tableau annonce toute la suite.
Mais en attendant, il y a effectivement cette référence à la figure du bar aux Folies Bergère de Manet sauf que là, nous sommes avant le tableau du bar. Nous assistons au moment où le peintre peint. Nous sommes avant l’achèvement de cette peinture. C’est la relation avec cette figure centrale de la peinture que j’ai voulu figurer.